Écrivain, professeur d’université et critique littéraire, Pierre Jourde sera l’invité du Salon du Livre de Bastia le 19 septembre. L’occasion de revenir sur quelques-unes des œuvres marquantes d’un auteur aussi ténébreux que prolifique.
Par : Catherine Vincensini
J’avoue, je ne vous connaissais pas. « Pierre Jourde est un grand écrivain, il compte et comptera dans la littérature contemporaine », me dit une amie. Et d’ajouter : « il faut le lire ! ». D’accord. Donc, je m’attelle. J’entre dans une librairie et je trouve un livre disponible ce jour-là, Winter is coming, publié en 2017. Je ne lis pas le résumé, je ne fonce pas sur internet, je me lance. Aïe ! J’abandonne la lecture à mi-chemin. Or, sans trop de culpabilité car, comme vous, « je n’ai jamais été capable de lire les romans qui parlent de la mort de l’enfant, sûr que j’aurais du mal à le supporter ».
Le Covid-19 stoppe ma lecture. Puis nous sommes déconfinés (l’ordinateur souligne le mot). Mon amie confirme que vous êtes invité chez nous, qu’il serait bien de rédiger un petit article. D’accord. Comme le petit soldat qui s’apprête à combattre, je reprends le récit de Winter is coming depuis le début. Je lis le livre en deux jours.
Le surnom de Gazou donné à Gabriel, votre fils, me touche, moi qui adore Colette. Gazou, passionné par les claviers, compose sous le nom de Kid Atlaas. J’aime. Un article lui étant consacré sur internet nous éclaire sur le titre du roman : « Tu entends Winter is coming, avec ce rythme rond comme un ballon, chaud comme un félin lové dans le creux de ta hanche (…) Ces violons qui virevoltent, cette mélodie cristalline, qui embaume le cœur, et ces zigouigouis qui font légèrement patiner le cerveau ».
Festins secrets
Et le père, ravagé, comprend que son enfant de dix-neuf ans a beaucoup de choses à accomplir, et « c’est cela qui fait mal (…) il n’aura pas le temps ». La terreur avait saisi le lecteur dès les premières phrases. Elle s’amplifie quand nous lisons que : « L’œuvre qu’il aurait pu accomplir, qu’il sent en ce moment même croître en lui, elle lui sera arrachée, avec le reste, avec son corps, avec la paix, avec son amour naissant ». On a envie de hurler avec le père, de fuir. Mais pour le sourire doux de Gabriel qui inonde les pages, pour son courage, sa discrétion même dans la souffrance, lire Winter is coming devient possible.
Je reçois par La Poste Festins secrets (publié en 2005, plusieurs prix, dont celui de la Société des gens de lettres). Là encore, je me fie à ma lecture, même si mon interprétation est erronée. Je sens que vous le pardonnerez, voire rectifierez. D’emblée, l’atmosphère trouble d’un train qui traverse des brumes me happe.
Critique d’un système
Le narrateur apostrophe un personnage dont on apprend qu’il est un homme jeune, qui vient de terminer ses études pour devenir enseignant. Il est envoyé dans un patelin qui, curieusement, s’appelle Logres, pour y parfaire une année d’apprentissage. On suppose que le personnage se parle à lui-même. Dans le wagon, un curieux monsieur, plus âgé, ancien enseignant à Logres, lie conversation avec le jeune homme. Et dresse un portrait effrayant de la ville, qui deviendra un personnage à part entière.
Que se passe-t-il dans ce lieu de mines désaffectées et de forêts ? Au fil des pages, on décroche de la réalité, d’ailleurs, « la réalité ne peut être que secrète ». On soupçonne que le personnage dort, rêve, cauchemarde. On est troublé. Il se passe des choses très étranges dans ce lieu maléfique. Étranges et violentes.
Au cours de la narration, la critique de tout un système (éducatif, sociétal) est âprement argumentée. Tout y passe, même l’amour. Il y a de l’acidité dans l’air. Le style vif nous emporte dans sa danse macabre. Quel foisonnement d’idées ! Quel mystère ! À un moment du récit, on se prend pour Sherlock Holmes, on se crée un polar. Et on ne parvient pas à décrocher du livre dont la fin crée la surprise, trouble, interroge.
Le voyage du canapé-lit
Qui est ce double ? Le personnage central s’est-il dédoublé ? Par la suite on apprend de la bouche même de Pierre Jourde, dans Le voyage du canapé-lit, que le double est un thème central dans l’œuvre. « J’avais travaillé à un ouvrage sur le double, à mes yeux le plus fascinant et le plus terrifiant des thèmes fantastiques. J’avais aussi écrit un premier roman, Carnage de clowns, qui était une histoire de double, et (…) presque tous ceux que j’écrirais par la suite tourneraient autour de cette question ». Du reste, vers la fin du roman, le narrateur dit : « Amusant cette faculté que tu as à te dédoubler »… Festins secrets nous plonge dans un univers imaginaire plein de surprises, portées par une écriture insolite. J’aime.
Vient Pays perdu. Je me délecte à l’avance, amoureuse que je suis de Giono. Dès les premières pages, le lieu joue son rôle d’aimant. Pierre Jourde et son frère se rendent en plein hiver dans le village du cousin Joseph, colosse férocement attaché à ses hectares de pentes caillouteuses, décédé. Dans ce hameau où « ils restaient trois, dans deux maisons ». Dans un lieu où les habitants des villages éparpillés se connaissent tous. Ne voit-on pas quelque endroit perdu de nos montagnes corses ?
Tout près, le paysage est marqué par le cône lourd d’un volcan. Nous sommes en Auvergne. « Là-bas, c’est la steppe, l’herbe sans limite. Une petite Mongolie inhabitée ». Sur cette terre rude s’enracine le récit familial de l’auteur qui représente des zones d’ombre. Qu’a donc vécu son père en ces lieux, lui qui parle peu par peur de ne pas savoir accrocher les mots ?
« Un peu de rudesse »
Des troupeaux se détachent à perte de vue. « On sait, en arrivant, que tout cela nous est donné, sans restriction. (…) On descendra droit dans la profondeur des gorges, au cœur des bois où plus personne ne pénètre. De nouveau on s’étendra sur la mousse verticale des pentes pour sentir la terre tourner. De nouveau, à la nuit close, on ira derrière la maison voir grouiller les étoiles ». On imagine, à ce stade du récit, que l’on s’enfonce dans un univers de paix. C’est ne pas connaître Pierre Jourde. Il semble que quand il aime, il se révolte, se fait colère.
Dans Le Voyage du canapé-lit, il déclare : « Parfois, il me semble que je ne sais pas très bien quelle est la part de sympathie et quelle est la part d’agression dans ce que je fais (…) je ne peux pas m’empêcher d’assortir l’expression de ma tendresse, de mon admiration ou de mon amour d’un peu de rudesse, ou d’ironie ». Donc, rien d’idyllique dans ce coin perdu qui sent l’abandon.
L’alcool semble être le seul moyen d’y survivre. Un côté brut des hommes, comme des poires noires, se dégage. Et pourtant, quelle admiration quand Pierre Jourde parle, par exemple, de celui qui vient de perdre sa fille à l’hôpital : « François, si simple, impressionne qui voit se poser sur lui les prunelles vertes. On sait aussitôt que quelqu’un est là, quelqu’un d’autre que ce paysan debout, avec ses épaules larges, sa face d’imperator et sa cordialité grande ouverte. »
Racines complexes
L’obscurité à l’intérieur des maisons ou sur un perron permet d’apprécier chaque petit coin de lumière. Les êtres communiquent peu. Les hêtres et les genévriers ont recouvert les alpages communautaires. Et « leur aspect, leur disposition nous ont sans doute à ce point imprégnés qu’ils en sont venus à constituer notre texture mentale. » Il me semble que faire partager ce pays perdu est indispensable pour l’auteur qui a grandi en région parisienne. Racines complexes, tordues de souffrance et de force ? « J’assiste à l’effort des arbres vers ce qu’ils ont à être ».
Le livre est mal accueilli dans la contrée. Incompris ? Car l’amour de ce pays perdu suinte à travers les lignes : « Et moi, stupidement, depuis l’origine, je cherche à le garder. Je voudrais qu’il soit lui-même, immobilisé dans sa propre perfection, et qu’à chaque instant on puisse s’en emplir ». Des hêtres il retient « leur aspect, leur disposition (qui) nous ont sans doute à ce point imprégnés qu’ils en sont venus à constituer notre texture mentale ».
Puis Le Maréchal absolu débarque chez moi. Entre temps j’ai eu entre les mains deux essais : Littérature & authenticité et Visages du double, un thème littéraire. Juste de quoi rappeler au passage que vous êtes professeur à l’université. Entre les mains, feuilletés, mais désolée, les essais sont reportés à plus tard, peut-être. Le temps presse. Donc, quand Le Maréchal absolu se dévoile sous mes yeux, quelle réjouissance ! Quel brio, quel style, quelle vivacité ! Une critique absolue, comme le pouvoir du Maréchal, dictateur, joyeux bourreau, pourvoyeur de décadence et d’atrocités.
Où se rompt la fiction
Cependant, quelle drôlerie ! Ah vous êtes un auteur peu banal ! Encore une fois, le « tu » est choisi dans ce « dialogue » cocasse, où l’auditeur, secrétaire, homme à tout faire, « confident absolu » est cent fois nommé par des expressions attendries ou terribles. Dès le début, son nom est affiché : Manfred-Célestin. Un vieux monsieur, une « vieille pacotille ». Mais aussi : « Mon Manfred, ma Manfredinette, ma carcasse, baderne, bourrique exténuée, mon vieux spectre familier, grand guignol, Elvis, ma carne, fossile antédiluvien, mon sapajou rhumatisant, mon cher décombre », etc. On ressent l’immense plaisir, communicatif, de jouer avec les mots, de mêler les lieux, les temps. Brillance d’un style.
Au fil des livres, on est secoué dans notre petit confort de lecteur, et ça fait du bien ! À mon sens, ce roman aux allures de pamphlet est un incontournable si on veut faire ample connaissance avec votre style. Là encore, le réel et l’irréel se côtoient. J’ai souvent vu dans vos phrases l’allusion à ce qui pourrait être un combat entre ces deux mondes. « Tu vois, il me semble, dans cette solitude de la nuit, que les choses n’ont pas encore pris toute leur réalité. Elles demeurent suspendues dans les limbes de l’hypothèse. » En parlant de Samantha, le « Guide », enfin le Maréchal, déclare : « Samantha était dangereuse. Quelque chose en elle appelait la fiction à se rompre. Et où irions-nous (…) si la fiction se brisant nous laissait dénudés d’histoires ? » Quant à « l’excès d’illusion », il « rejoint le réel ». Celui-ci, je le déguste.
Contre la littérature « sans estomac »
Et voilà que je termine ma recherche avec Le voyage du canapé-lit, titre déjà cocasse, publié en 2019. Récit assumé comme une sorte d’autobiographie, avec une certaine autodérision. Au futur lecteur de découvrir vos traits (marqués) de caractère.
Au cours d’un dialogue, inventé, vous faites dire à votre belle-sœur, qui fait partie du voyage, bien réel, lui : « Toi, l’artiste, tu ferais mieux de faire attention à la route (…) Pendant des années tu nous as répété que tu ne pouvais pas souffrir l’autofiction, l’épidémie de la confidence, le moijeisme galopant, le narcissisme plumitif, et comme tout le monde, tu t’y mets (…), voici venir l’âge où l’on fait le bilan, un homme se penche sur son passé, franchement c’est d’un commun ! »
Pendant que je suis ce récit-là, j’éclate souvent de rire. Les titres des chapitres tournent autour des objets de la vie courante. Or vous êtes fâché avec eux qui sont « perfides, maudits » et ne cesseront de vous « poursuivre ». Vous notez, également, que « le livre représentait le piège par excellence. C’était, à l’origine, un acte de rupture », avec le monde réel, notamment. Cette perfidie des objets attaque l’auteur là où il est « le plus sensible, c’est-à-dire par la littérature ». On apprend que ce qui vous soucie particulièrement, c’est la littérature contemporaine, « sans estomac », titre d’un essai, publié en 2002, qui a fait visiblement vibrer d’admiration ou de colère le monde littéraire. Vous reconnaissez avoir été, parfois, un peu excessif.
Un absolu nommé littérature
L’ouvrage reçoit le Prix de la critique de l’Académie française. Le jour de la remise du prix, au lieu d’en tirer quelque orgueil, vous racontez avec humour une anecdote, encore une fois, cocasse. Et rajoutez que « ne pas recevoir une décoration ou un prix en France, tient de l’exploit » ! Par ailleurs, vous raillez les académiciens, mais « parenthésez » que « c’est une tradition, ils ont l’habitude. On comprend qu’il n’y a aucune méchanceté là-dedans ». Comme dans Pays perdu, qu’il vous arrive « d’avoir la dent dure, mais aussi l’admiration éperdue ». Et précisez que vous êtes votre « première cible ». On le constate effectivement en lisant Le voyage du canapé-lit, ce « foutoir narratif ».
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Ce que je retiens, ce sont vos phrases, dont celle-ci : « Je crois que je ne suis devenu écrivain que par incapacité à assumer le monde concret et pour prendre ma revanche dans le monde gratifiant de l’esprit ». Mais aussi : « Je n’avais vraiment envisagé d’autre vie qu’en littérature. J’étais immergé dans l’imaginaire. Écrire n’était que la prolongation naturelle d’une manière d’être (…). Il me semblait que si j’allais toujours plus profond dans la solitude, le mutisme, l’imaginaire, je pourrais peut-être un jour pénétrer dans cet absolu qui s’appelle littérature ».
Eh bien, franchement, je n’ai pas fini de vous lire. Me manquent beaucoup de livres. Vous m’avez donné envie de poursuivre le chemin balisé par vos mots. Écrire « chemin », un peu facile, non ? Et pourtant… Comment faire, d’ailleurs, avec votre roman préféré, L’Heure et l’Ombre, puisqu’il est épuisé ?
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