ARTICLE – Marine SimonCiosi analyse La Gouvernante Suédoise de Marie Sizun, Prix Bretagne 2017, publié aux éditions Arléa et aux éditions Gallimard, dans la collection Folio.

Paru en 2016, le superbe roman La gouvernante suédoise de Marie Sizun se présente comme une enquête résolument romancée sur les traces de sa famille, et plus précisément ses arrières-grands-parents maternels, couple formé par la jeune Suédoise Hulda qui épouse précocement son voisin et professeur particulier, le Français Léonard Sèzeneau. 

La Gouvernante suédoise, 9e roman de Marie Sizun


Tardivement venue au monde de l’édition mais passionnée de longue date par l’écriture, l’écrivain qui fut professeur de Lettres et peintre par loisir s’intéresse depuis une dizaine d’années à des drames intimes dans lesquels l’enfance, la famille, et l’Europe sont des forces contrariées, et qui s’expriment notamment dans La Femme de l’Allemand (2007), roman pour lequel Marie Sizun a reçu de nombreuses récompenses. La gouvernante suédoise explore également ses thématiques de prédilection, mais dans une perspective éminemment singulière, étant donné qu’il s’agit d’une œuvre ardue à qualifier. Biographie familiale fictive, ou autofiction appliquée non plus à l’auteur elle-même mais à ses mystérieux aïeuls ? Certes, la trame de l’écriture est chronologique, et le récit s’est nourri de faits et de secrets finalement dévoilés. Or dans La gouvernante suédoise, ce n’est pas tant le contenu factuel qui a suscité l’intérêt de Marie Sizun ainsi qu’elle l’exprime en épilogue, mais l’exploration rêveuse de cette nature humaine tourmentée, tendre et amère qui a pu s’exprimer singulièrement en trois êtres que la romancière n’a pas connus personnellement mais qui l’ont fascinée dans son enfance : Hulda, Léonard, et surtout Livia, la gouvernante. 

Biographie familiale fictive, ou autofiction appliquée non plus à l’auteur elle-même mais à ses mystérieux aïeuls ?


Le récit débute en 1867 par la venue de Léonard Sèzeneau à Göteborg, ville bourgeoise dans laquelle il s’installe alors qu’il est déjà âgé d’une quarantaine d’années. L’homme est d’emblée auréolé d’une part de mystère : il a en effet émigré une première fois quelques années auparavant en Angleterre, et ses voisins s’étonnent de l’attitude troublante de l’épouse britannique qui partage son nouveau foyer suédois, et dont Léonard concède (ou invente?) à mi-mots la fragilité nerveuse. Au sein de l’immeuble où il réside, Léonard séduit très vite la riche famille du banquier Christiansson par l’émulation culturelle et mondaine des conférences qu’il donne : dans sa langue maternelle, il discourt des Fleurs du Mal et de Madame Bovary devant un auditoire féminin enchanté. L’enthousiasme de Sigrid Christiansson est tel qu’elle consent volontiers, avec son époux, à offrir des cours particuliers de Français à leur fils cadet Anders, et à leur fille unique Hulda, dont elle n’a pas perçu le trouble amoureux que le séduisant lettré a éveillé en elle. Cette proximité entre l’adolescente et son précepteur aboutit à la véloce répudiation de l’épouse anglaise, ainsi qu’à une première grossesse de la jeune Hulda. La famille Christiansson, d’abord outrée, finit assez promptement par accorder à nouveau son affection au nouveau couple dont ils officialisent l’union. 
La suite de leur histoire se scande alors en une progression dont Marie Sizun souligne deux temps essentiels : le faste des années de bonheur conjugal et familial dans l’appartement somptueux qu’occupe leur ménage à Stockholm de 1869 à 1874, puis les années de déclin et d’exil en France, à Meudon de 1874 à 1877. Après son mariage avec Hulda, Léonard jouit d’abord d’une importante prospérité tandis que d’homme de Lettres il se mue en hommes d’affaires. A un premier petit garçon, Isidore, né dans la brève période de relative précarité qu’avait suivi l’annonce de leur liaison, s’ajoutent donc bientôt Eugène et Louise. La quatrième grossesse d’Hulda rend véritablement impérieuse la nécessité d’une auxiliaire dans l’éducation des enfants. C’est ainsi que Léonard engage Livia Bergvist, fille sans dot d’un célèbre acteur suédois ; elle maîtrise la langue française à la perfection et se voit chargée de l’enseigner aux jeunes garçons Sèzeneau. De même âge que la jeune épouse Hulda mais de caractère beaucoup plus stoïque, suscitant d’emblée l’affection et le respect de toute la maisonnée, cette troisième figure du roman en est la pierre angulaire. 
Outre une description évocatrice des mœurs bourgeoises, des milieux commerçants suédois et français qui inscrivent pour une part l’œuvre dans la lignée d’un roman historique classique, c’est surtout à la fiction familiale et à la peinture de l’intimité que s’attache la romancière. Par l’alternance habile des visions de Hulda et Livia, Marie Sizun livre deux très subtils portraits de femmes aux tempéraments, motivations et perceptions nuancés. Leur pays et langue d’origine tout comme le quotidien qu’elles partagent ne sauraient résumer ce qui les rapprochent. Les deux suédoises sont unies par un lien qui échappe totalement aux poncifs de la rivalité amoureuse ou de la distance sociale et hiérarchique, réalités qui auraient pu l’une comme l’autre très logiquement aboutir à une entente houleuse. Il n’y a au contraire pas l’ombre de l’antagonisme attendu entre ces deux femmes, mais un lien d’amitié insolite et complexe, mâtiné d’intérêts égoïstes, de non-dits et de pitié comme d’affection sincère, de confiance et de tendresse. 
De même, il n’est guère possible de cerner définitivement la personnalité et les sentiments de Léonard, qui oscille entre sincérité et dissimulation. Le poids de la faute s’avère parfois oppressant, mais n’est point ici similaire à la dimension criminelle et horrifique de Thérèse Raquin. La romancière n’appose ainsi nul jugement définitif à ses personnages, qui ne sont jamais objets univoques de condamnation, d’opprobre ou d’apitoiement. 
La gouvernante suédoise offre également un regard sur l’enfance et sa perception des non-dits qui s’instillent dans une demeure familiale, en particulier lors de la vie à Meudon et de la venue au monde des petites Eugènie et Alice. L’incompréhension comme la sagacité enfantines, la cohésion fraternelle et la malice contre les bonnes font aussi davantage que nuancer ou animer le récit : les enfants et leur éducation présentent un enjeu de pouvoir, ainsi pour Hulda qui est blessée de ne pas être jugée digne de leur apprendre elle-même le Français. Ils sont en même temps le ciment de la vie familiale et domestique. Alors que l’existence des Sèzeneau périclite, le souci des enfants semble demeurer. 
Enfin, Marie Sizun sait qu’elle ne pourra que supposer, inventer les émotions qui ont agité ses aïeuls, dont elle n’a eu, de surcroît, qu’un récit indirect par le biais de sa tante Alice, dernière née de la fratrie en 1877 et qui par conséquent n’a pas vécu les années évoquées par l’œuvre. Dans une perspective qui n’est pas sans évoquer le mot d’ordre de Mallarmé, tout le plaisir (et le talent) de la romancière est de suggérer sans nommer : un sentiment de langueur, un soupçon de mensonge ne sont jamais simplement énoncés, mais toujours subtilement évoqués. 

Jeu de lumières, fugacité d’un instant, instabilité des événements, et enfin primat de l’impression sur le monde créent une atmosphère miroitante et nostalgique qui persiste bien après la lecture de l’œuvre, une vérité envoûtante, poétique et humaine


L’on songe d’autre part à une dimension visuelle de son écriture, à des références scéniques ou picturales. L’aspect théâtral, ce peut être cette répartition des rôles bien sûr, mais aussi la sensation pernicieuse de quelque chose qui échappe à la connaissance de certains personnages, un secret qui est tu, un regard qu’un tiers peut surprendre. Certaines vérités semblent affleurer à la surface. D’autre part, comment le lecteur pourrait-il ne pas songer à l’impressionnisme, que Marie Sizun elle-même évoque par le prisme d’une expédition parisienne de Livia et Léonard, ainsi que dans son écriture qu’elle définit comme volonté d’approcher les « hasards », « désirs » et « rêves » de la vie qu’elle souhaite capter dans son « frémissement ». Jeu de lumières, fugacité d’un instant, instabilité des événements, et enfin primat de l’impression sur le monde créent une atmosphère miroitante et nostalgique qui persiste bien après la lecture de l’œuvre, une vérité envoûtante, poétique et humaine.


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