Ce que le perdu exige, c’est non pas d’être rappelé et commémoré, mais de rester en nous et parmi nous en tant qu’oublié, en tant que perdu – et seulement dans cette mesure, en tant qu’inoubliable.

Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’épître aux Romains, Paris, Rivage, 2000, p.69.

Lorsque Gustave Thibon, philosophe catholique, voulut résumer la valeur universelle des cahiers de Simone Weil, il utilisa ces deux termes en guise de titre : la pesanteur, qui désigne le fardeau de la condition humaine ; la grâce, l’absolu qui nous en détache. Ne considérons pas dans ce texte l’absolu de manière divine ; considérons-le plutôt comme l’ensemble de ces moments de tendresse – les photographies, les gestes d’affection, les sourires, les traces laissées par ceux qui nous ont aimés – donnant à la pesante vie une autre qualité. « Deux forces sur l’univers, écrit Simone Weil, lumière et pesanteur ». Ce sont sans doute les deux teintes qui parcourent l’oeuvre de Cyril Roger Lacan, L’Inconnue. Dans ce récit, le narrateur se présente en enquêteur. Il a « une mission », « trouver la tombe de sa mère, dont personne ne lui a montré le chemin » (P.11) afin de restituer « le mouvement même de sa vie » (P.19). Reste à savoir comment écrire la vie de cette femme. La structure de l’oeuvre, en quatre parties, livre au lecteur une écriture marquée par le poids de la disparition et par les instants de communion souhaités avec l’absente : la première partie concerne le narrateur recherchant la tombe de sa mère, puis un régime d’écriture capable de restituer la relation avec l’être perdu ; la deuxième partie évoque le deuil de l’enfant soumis à la perte du corps maternel et de son désir de lui donner de nouveau forme ; la troisième partie aborde le thème de la disparition en soulignant l’accident de voiture de la mère et le décès de Malou, la grand-mère du narrateur – deux décès qui forment comme une boucle funeste ; la quatrième partie, la double valeur des lieux partagés avec l’absente. Ce sont des lieux qui autorisent des voyages, moments de communion avec l’autre, tout comme ils conduisent le narrateur à des moments d’errance, synonymes de perte de repère et de sens. Écrire l’inconnue de cette manière témoigne d’un refus de l’écrivain. Ce refus tient dans le rejet d’un récit continu et linéaire dont le but serait de tendre vers la totalité d’une existence : écrire, en d’autres termes, la biographie d’un être aimé. L’autre projet, auquel pourrait renvoyer l’écriture d’une enquête, réside dans le fragment. Le récit de Cyril Roger Lacan respecte en partie ce régime d’écriture : l’organisation du texte en de courts chapitres, dont le titre reste énigmatique, atteste d’une écriture de l’éclat. Néanmoins, cette écriture de l’éclat ne consiste pas en une accumulation de « traces, d’anecdotes, de souvenirs des autres » (P.19), susceptible de restreindre le narrateur au rôle d’ « idiot ». En effet, le narrateur ne cherche pas à éclairer la vie de la mère aimée ; il cherche plutôt, et c’est toute la beauté de ce texte, une écriture qui marque le perdu précisément comme perdu. Ce que montre Cyril Roger Lacan dans cette oeuvre, c’est la façon dont les êtres que nous avons aimés et connus, à mesure que les années s’accumulent et nous éloignent d’eux, deviennent progressivement des inconnus. La tension du texte se trouve dans cette étrangeté : l’inconnue est présente par son absence. L’inconnu entraîne le connu dans l’anonymat ; mais cet anonymat est précisément ce qui relie le narrateur vivant à la mère décédée. Le narrateur s’identifie à un pronom représentant, il, s’adressant à un elle, afin de re-nous-er la filiation brisée. Certes, il ne s’agit plus du nous incarné de deux corps, mais d’un nous marqué par la pesanteur de la disparition : « ce nous, c’est celui d’un trou de mémoire » (P.40), écrit le narrateur. Ainsi, l’enquête ne porte plus vraiment sur cette femme qu’il a aimée et qui lui manque, mais sur la façon dont la mémoire d’un homme établit des « racines fluides » avec le perdu. Le narrateur est incapable de tout raconter, de tout dire, de tout montrer, et c’est précisément dans cette incapacité de dire et de se situer, que s’établit une proximité avec l’inconnue. Ce sont ces moments où la pesanteur, l’absence et la disparition, hantent la grâce d’une communion, se perdent dans les affres de la séparation. Ce sont de courts et puissants chapitres où se manifeste l’écriture magnifique de Cyril Roger Lacan, une écriture de la présence. 

À lire

Cyril Roger Lacan, L‘inconnue, Paris, Grasset, 2018.

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