Publié sur notre ancien site, nous vous proposons un texte de Marc Biancarelli sur La Route de Jack London. Une sélection des meilleurs moments de l’association sera proposée régulièrement. 

Vous m’avez demandé de parler de Jack London. Je le fais volontiers, même s’il me faut reconnaître que London n’est pas l’auteur américain que j’ai le plus lu. J’ai cependant pour lui une réelle admiration, tant pour sa vie que pour son œuvre, et une admiration nourrie par le cinéma autant que par les différentes lectures que j’ai pu faire de ses livres. Mais nourrie aussi d’un rapport de fascination difficile à décrire, et qui me vient de l’enfance.

Car voyez-vous, la première expérience dont je me souvienne, concernant London, c’est celle d’un livre dont je n’ai jamais retrouvé le titre.

J’avais emprunté ce livre dans la bibliothèque du collège, je devais avoir une douzaine d’année au maximum, et je l’avais dévoré. L’histoire parlait d’un navigateur des mers du sud, qui atteignait des îles où il devait se méfier d’indigènes insondables et préhistoriques, lutter contre des pirates sans scrupules, et même si je me souviens bien partager son quotidien avec un chien d’une intelligence et d’une fidélité remarquables. Dans une île plus civilisée, le marin rencontrait une femme que London décrivait comme l’incarnation de l’élégance et de la sensibilité. Il y avait entre elle et lui une histoire d’amour sublime, avec un crescendo tragique et des descriptions langoureuses qui, pour l’enfant que j’étais alors, correspondirent sans doute à un de ces premiers émerveillements concernant certaines passions lascives dont je n’avais alors quasiment aucune connaissance.

Bref, ce livre m’avait envouté. On y trouvait l’aventure totale. Le dépaysement, la navigation, les pirates, des hordes de cannibales cruels, la lutte acharnée pour la vie, et une femme et un chien comme seules raisons d’espérer un avenir meilleur. Le problème, c’est que chemin faisant, j’ai oublié de quel livre il s’agissait. Ne m’en est restée qu’une émotion forte qui a survécu au poids des années, et sans doute une amitié et un respect des plus sincères pour London.

J’ai ensuite lu les classiques de son œuvre, « Croc Blanc » et « l’Appel de la forêt », mais je ne me souviens pas avoir éprouvé le même envoutement. Sans doute leurs adaptations au cinéma eurent-elles alors plus de poids que les lectures que j’en fis. Et si mon amitié pour cet auteur se confirma, je ne retrouvais pas le transport que j’avais éprouvé à la lecture de ce fameux livre sans titre.

Il y a quelques années, j’ai confusément éprouvé le besoin de redécouvrir London, et je me suis mis en quête de cet ouvrage qui m’avait tant fasciné à l’époque de mes premières vraies lectures. J’ai pensé qu’il s’agissait de Martin Eden, alors j’ai acheté Martin Eden et j’en ai lu une bonne partie. Mais j’ai été déçu. Il ne pouvait s’agir de ce livre. Trop volumineux pour que j’aie pu le lire dans l’enfance, et trop mal traduit pour que j’aie eu envie de m’y confronter, même à onze ou douze ans. Il faut dire que cette version de Martin Eden était réécrite dans une langue pompeuse à mourir, verbeuse et chargée de guimauve comme on se plaisait à en produire jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Je ne me souviens pas avoir jamais supporté ce style d’écriture. Et mes lectures suivantes de London m’ont confirmé que son style à lui ça n’était pas ça. J’avais d’ailleurs eu la même expérience avec Dostoïevski, avant de découvrir les traductions somptueuses de Markovic.

Mais enfin, il ne pouvait s’agir de Martin Eden, et j’ai donc abandonné – provisoirement – ma quête du livre perdu. Mais je n’ai pas abandonné London.

J’ai lu beaucoup de ses nouvelles. Je vous parlerai juste d’une seule, pour faire court. Elle s’intitule « la Peste Ecarlate », et raconte l’histoire d’un savant qui survit à la dévastation du monde par un virus inconnu. J’ai aimé cette histoire car elle est immorale et réaliste. Le savant – toujours accompagné d’un chien – tombe sur un groupe humain qui a aussi survécu, mais cette rencontre est un enfer. Une femme distinguée y est devenue l’esclave sexuelle de son ancien chauffeur, et lorsque le savant, tombé amoureux, essaie d’intervenir, il est copieusement remis à sa place par la brute. Dès lors il lui sera soumis, et l’humanité s’écrira selon la morale du vainqueur. Lorsque des années plus tard le savant, devenu un vieillard, racontera aux rejetons de cette bande de survivants ce qu’avait été la beauté du monde, il sera raillé et traité de menteur par une nouvelle génération d’ignorants ne partageant plus que leur crétinisme et leur sauvagerie. C’est ainsi que nous apprenons que London n’est pas un auteur pour enfants.

Je voudrais dire aussi que ce texte, écrit au début du XXème siècle, annonce des films futurs comme Omega Man, « Le Survivant », avec Charlton Eston, qui fut récemment réadapté sous le titre « Je suis une légende », avec Wills Smith. Mais l’original est mille fois plus fort que ces copies, car chez London on ne trouve pas d’optimisme béat ou de happy end patriotique pour sauver la situation. La Peste Ecarlate annonce aussi « La Route », de Cormac McCarthy, et là je crois que nous pouvons trouver un parallèle qui mérite d’être fouillé.

Si j’avais le temps je vous parlerais d’autres nouvelles de London, où l’on découvre qu’il était aussi un homme de son temps, submergé parfois par un racisme inconscient lorsqu’il décrit une femme indigène qu’il compare à une guenon, dans « Le Dieu Rouge », mais je vous parlerai plutôt pour finir de ce roman « La Route », où l’on découvre sans doute le plus authentique London : c’est-à-dire le chroniqueur et l’insurgé, le London rebelle et pourfendeur des injustices sociales.

Dans « La Route », nous partons à l’aventure sur les routes des Etats-Unis sillonnées par les « hobos », ces vagabonds qui « brûlaient le dur » et s’organisaient parfois en bandes de plusieurs milliers d’hommes, modernes coquillards incarnant ce-faisant une révolte anarchique et confuse face à un système qui les a marginalisés, et qui s’acharne sur eux jusqu’au cœur de ses prisons. Comme London le dénonce tout au long du livre.

Dans ce roman, c’est la jeunesse de London que nous retrouvons, l’époque où il pillait les huîtres et où il suivait une bande de jeunes trimardeurs à travers tout le pays. Il n’y a pas de hasard si London parla d’aventures et se rangea du côté des gueux. Il était lui-même un homme du peuple et la route il la connaissait. Elle le mena jusqu’au Klondike, non pas pour chercher de l’or comme on le pense généralement, mais juste par amour pour les gens de rien qui étaient portés par l’illusion folle de tromper le destin. London ne chercha pas d’or dans le Klondike, il s’installa dans des tavernes plébéiennes et écouta les immigrants, dans le but unique d’écrire leurs histoires. London, tout au long de sa vie, chercha des histoires à écrire, des histoires qui racontaient la simple chronique de son peuple misérable.

Mais je reviens à « La Route ». Le héros, qui est donc un vagabond comme tant d’autres, effronté et en résistance contre le système, fait la rencontre du « Suédois », hobo magnifique qui préfigure ce poète-vagabond également suédois d’origine, Joe Hill, sorte de François Villon américain, militant anarchiste qui fut fusillé en Utah en 1915. Si le livre n’était antérieur, on pourrait affirmer que London a rendu hommage à Joe Hill, comme le fera plus tard Bob Dylan. Les similitudes sont incroyables, jusque dans le fait que le Suédois de London finit sa course à Chicago, afin de se ranger et de vivre une vie paisible. C’est dans cette ville que le vrai Joe Hill fut incinéré par ses amis syndicalistes de l’IWW.

J’affirme que London, qui connaissait l’âme des hobos, et qui savait scruter les souffrances d’une Amérique de l’exclusion, avait pressenti tel un visionnaire l’existence même et le destin de Joe Hill. J’affirme que lorsque l’écrivain possède une telle dimension d’analyse et de compréhension du monde, il peut s’approcher du divin et devenir une sorte de prophète.

Je voudrais juste finir en vous disant qu’avec ce livre, c’est la plus haute dimension de London que vous embrassez, et avec elle vous rencontrez la plus grande littérature universelle. « La Route » de London, écrit en 1907, puise ses sources, de manière incontestable, chez un Mark Twain, celui de Huckleberry Finn, et sème l’œuvre d’un Kerouac ou d’un McCarthy. Le premier écrivit « Sur la Route » en 1957, et le second « La Route » en 2006. L’hommage au grand Jack n’est pas caché, et cela nous prouve que les livres sont aussi écrits pour inspirer et générer sans fins d’autres livres, et que les grands écrivains, ceux de l’aventure, ceux de la condition humaine, parlent aux grands écrivains à travers les siècles.


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