Le compte-rendu de Sophie Demichel

Nous étions nombreux, ce 28 décembre. Nombreux et heureux ; car dans sa précieuse lecture analytique de cette œuvre hautement énigmatique d’Arthur Shopenhauer qu’est « L’art d’avoir toujours raison », Kevin Petroni, en clarté et en humour, aussi,  a réussi à  démontrer les « stratagèmes » du principe de conversation, seul horizon qui nous reste dans un horizon de pessimisme ontologique où tout devient querelle, où la question n’est pas de « chercher la vérité, mais de gagner la partie, de sauver la face ».

Mais bien plus… Le philosophe devant nous a ouvert certaines portes insoupçonnées de l’utilité, parfois décriée, de la philosophie même : celle, y compris dans ses pratiques « sophistiques », d’être une arme, c’est-à-dire d’avoir des effets.

Et si « L’art d’avoir toujours raison », loin d’en rester à une dénonciation cynique de la perversion rhétorique, se présentait au contraire comme l’exposition brillantissime d’un « principe opératoire »

En distinguant la vérité scientifique – de l’ordre de l’objectivité et de la preuve – et la vérité ontologique, ou métaphysique, qui met en jeu la construction du « sujet », soit la question, insistante toujours, «  qui suis-je ? » et « que fais-je ici qui me donne le droit d’y être ? », l’entrée dans ce texte, certes bouscule toute sécurité psychologique, en nous plongeant dans ce doute shopenhauerien sur l’existence même de la Vérité… mais elle nous ouvre les yeux sur la nécessité, malgré tout, de continuer à faire de la philosophie.

Et si « L’art d’avoir toujours raison », loin d’en rester à une dénonciation cynique de la perversion rhétorique, se présentait au contraire comme l’exposition brillantissime d’un « principe opératoire » de tout discours, même de ce discours quotidien confronté au doute sur la bonne foi de nos interlocuteurs, qui permettrait bien, quoi qu’il nous arrive de nous affirmer comme sujet, de « prendre le pouvoir », non pour nuire à l’autre, mais bien pour se nommer soi, nommer sa vérité, aller même jusqu’à la créer, puisque réellement, la conversation « dans la paix » est une exception, et que cet « art rhétorique » donne des effets réels… « Sauver sa peau », oui, là est certes le but de cette rhétorique ; mais telle est peut-être surtout la Fin de toute exploration philosophique, dans le monde que nous propose Shopenhauer, sans raison et dangereux, mais que nous reconnaissons aujourd’hui comme le nôtre. L’infini mérite de Kevin Petroni fut de nous faire entendre la question sous-jacente de ce magnifique ouvrage : Que fait-on dans ce monde où la vérité est contingente et où la valeur de notre existence est suspendue au hasard des conversations ? La réponse, brutale peut-être, est dans ce texte : On se tait, ou on se bat ! Et Arthur Shopenhauer, là, nous donne les armes de cette guerre !

En savoir plus : Arthur Schopenhauer, L’Art d’avoir toujours raison, Paris, Circé/poche, 1999.

Aristote, Rhétorique, Paris, Gallimard, Coll. Tel, 1998.

Quintilien, De l’institution oratoire, Livre I, Paris, Belles Lettres, 1975.

Erwing Goffman, Les Rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit, 1974.

Le fil conducteur de la soirée

Introduction

Arthur Schopenhauer, « La dialectique éristique », dans L’Art d’avoir toujours raison, Paris, Flammarion, coll. « Librio philosophie », 2018.

Définition 

La dialectique éristique est l’art de mener un débat de manière à avoir toujours raison, donc quels qu’en soient les moyens. (P.7)

Raison de la dialectique éristique 

[…] si nous étions fondamentalement honnêtes, alors tout débat partirait simplement du principe qu’il faut rechercher la vérité, sans se préoccuper de savoir si elle est conforme à l’opinion que nous avions initialement formulée, ou à celle de l’autre. (ibidem)

La dialectique éristique considère la vérité objective comme étant « contingente » (P.13)

[…] Si nous nous fixons comme objectif la pure vérité objective, nous revenons à la seule logique; si nous nous fixons en revanche comme objectif la démonstration de propositions erronées, nous tombons dans la sophistique pure. […] La vraie définition de la dialectique est donc celle que nous venons d’établir : une joute de l’esprit livrée pour avoir raison dans le débat. 

« Fragment », dans L’Art d’avoir toujours raison, Paris, Flammarion, coll. « Librio philosophie », 2018.

La dialectique n’est pas séparée, dans la philosophe antique, de la logique. 

La dialectique désigne « l’usage normé de la raison, ainsi que l’habileté dans ce domaine ».

Dialecticam inventam esse, veri et falsi quasi disceptatricem

La dialectique a été inventée pour séparer le vrai du faux. (Cicéron)

La dialectique est liée à un genre littéraire, la dispute :

« Itaque haec pars dialecticae, sive illam disputatricem dicere malimus » (Quintilien)

C’est pourquoi cette partie de la dialectique, ou comme nous préférons la nommer, la disputatio. (Traduction personnelle)

Schopenhauer distingue la logique, « la science des lois qui régissent la pensée» (P.18) de la dialectique, « l’art du débat ». Ce dernier concerne « les opinions et les faits ». 

[…]La logique a un objet définissable a priori, autrement dit sans interruption empirique. 

La dialectique [en tant qu’art de la dispute] […] traiterait d’une communauté de deux êtres raisonnables, qui en tant que tels pensent ensemble, ce qui, dès lors qu’ils ne s’accordent pas comme deux pendules bien réglées, donne lieu à un débat, c’est-à-dire une lutte de l’esprit. 

Stratagèmes et exemples

A propos du cadre de la dispute : les entorses au principe de coopération de Paul Grice 

Le principe de coopération : deux interlocuteurs décident d’entrer en communication en suivant un certain nombre de principes qui permettront au dialogue de s’établir et d’aboutir au but engagé. 

Maxime de qualité : l’échange implique que l’on progresse par l’ajout d’informations nécessaires à cet effet. 

Maxime de véridicité : deux personnes qui échangent partent du fait que l’interlocuteur est de bonne foi. 

Maxime de relation : ce qui est dit est censé être pertinent. 

Maxime d’intelligibilité : il faut s’exprimer clairement, brièvement et de manière ordonnée.

Exemple 1: Marivaux, La Dispute, scène IX, Paris, Gallimard, coll. « Folio plus », 2009. 

Un prince conduit Hermiane, la jeune femme qu’il convoite, à un spectacle de son invention. Quatre adolescents, que l’on tient éloigné de la civilisation depuis leur naissance, se rencontrent dans le but de répondre à la question posée par le père du prince : qui de l’homme ou de la femme a été inconstant en premier ? L’extrait proposé renvoie à la rencontre des deux adolescentes, Adine et Eglé. Morceau de bravoure de la mauvaise foi féminine, cette scène tient du comique par la manière dont l’auteur s’amuse des règles de la conversation. 

  • Stratagème 2 : la synonymie et l’homonymie

Il consiste à tirer parti de la polysémie d’un terme pour étendre une affirmation à une acception dudit terme qui n’a plus grand-chose à voir avec l’objet du débat, pour ensuite la réfuter avec brio, donnant ainsi l’impression qu’on aura réfuté l’affirmation première.

Remarque : 

Par synonymie, on entend la coexistence de deux mots différents pour un seul et même concept ; par homonymie, la coexistence de deux concepts différents pour un seul et même mot. (P.22)

Exemple 2: Eric Zemmour et Aymeric Caron, On n’est pas couché, le 4 octobre 2014. 

  • Stratagème 8 et 27 : la colère

Il consiste à mettre l’adversaire hors de lui : la colère étant mauvaise conseillère, il ne sera plus en état de former un jugement juste et de voir où est son intérêt. Le moyen le plus sûr est de le faire sortir de ses gonds est de le provoquer ouvertement, de couper les cheveux en quatre, sans jamais reculer dans l’irrévérence. 

Si l’adversaire réagit à un de nos arguments par une agressivité subite, on ne se privera pas d’insister lourdement dessus.

Exemple 3 : Débat du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2007, Ségolène Royal répond à Nicolas Sarkozy. (Insister sur la colère de Ségolène Royal permet à Nicolas Sarkozy de dévaluer l’argumentation de son adversaire)

  • Stratagème 24 et 30 : conséquences montées de toutes pièces et l’argument d’autorité 

Il consiste, par des déductions spécieuses et une interprétation abusive, à soutirer de la proposition adverse des conclusions qui lui sont étrangères et que l’adversaire n’avait absolument pas en tête ; on veillera à ce que ces conclusions aient un caractère absurde ou dangereux. Puisque ces énoncés, qui se contredisent mutuellement ou vont à l’encontre de vérités établies, semblent inférés de la proposition adverse […]. 

Il s’agit de l’argument d’autorité d’autorité (ad verecundiam): il consiste à faire appel, plutôt qu’à des arguments rationnels, à des autorités reconnues, qu’on choisira en fonction du niveau d’érudition de l’adversaire. 

Exemple 4: Eric Dupond-Moretti, L’Affaire Georges Tron, Salut les terriens, le 29 novembre 2018.

  • Stratagème 29: la diversion

Si on constate que notre défaite est proche, on pourra procéder à une diversion. Autrement dit, on se met à parler de tout autre chose, en faisant comme si c’était relié à la question et qu’il s’agissait d’un contre-argument. 

Exemple 5 : Myriam El Khomri, BFMTV, Jean-Jacques Bourdin, le nombre de renouvellement d’un CDD. (Echec de la diversion)


Ultime stratagème : l’attaque ad personam

Si on constate que l’adversaire nous est supérieur, et qu’on ne pourra avoir raison, on s’en prendra à sa personne par des attaques grossières et blessantes. […] Ceci étant, il ne sera là encore pas inutile de garder son sang-froid: dès que l’adversaire se lancera dans une attaque personnelle, on se contentera de répondre calmement que cela est hors-sujet, avant de recoller au débat qu’on poursuivra […]. 

Exemple 6 : Débat du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron répond à Marine Le Pen. (Manière habile de répondre à une attaque ad personam)


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