Dans le flot des rivières, publié aux éditions Òmara, est le premier roman en langue française de Jean-Yves Acquaviva. Cet écrivain, qui aime la terre au point d’en avoir fait une branche de ses activités, nous projette dans le parcours de vie tumultueux de Gabriel Ansaldi, fils d’une lignée de « Georges », autres « amoureux de la terre », de Corse en particulier, et qui, déracinés, sont happés par les eaux troubles non seulement d’une famille, mais de l’humanité elle-même meurtrie.

Par : Pauline Fabiani

De la mémoire de Gabriel…

La narration, atypique, fait alterner deux partitions distinctes : commençons par celle dont Gabriel est le chef d’orchestre, à la première personne du singulier. Le lecteur découvre en effet rapidement ses parents : le père, Toussaint, boulanger, homme de bien, qui a transmis à son fils « l’amour de la terre et de ceux qui nous avaient précédés […] le respect de leur mémoire, de leurs préceptes » ainsi que des « idéaux de justice et de tolérance » (p. 37).

La mère, une Peretti — noblesse familiale qui réduit cette femme toujours de bonne humeur (p. 10), au seul « trésor patronymique » (p.12), perdu se mariant. L’enfance de Gabriel se déroule au Château des Peretti, « maison du Diable » où il côtoie également sa grand-mère. Cette dernière, l’enfant n’ayant pas été baptisé, lui fait son catéchisme, en l’abreuvant d’« histoires mêlant les faits miraculeux et les prénoms étranges » (p. 14) à sa propre vie, poétesse ce faisant pour le petit garçon et son ami « Jean-Jo » (p. 15).

Le berger Second

Sont ensuite abordées les années de collège qu’il a « franchi[es] » tel le « passage obligé d’une vallée à l’autre » (p. 30). Se décrivant comme un « élève transparent », il délaisse volontiers les livres pour suivre le grand-oncle de son père ; le berger Second dont l’on découvre avec émotion les débuts si difficiles dans la vie (p. 26-27).

Si ladite grand-mère et Second sont des figures de référence pour le jeune garçon, il n’en va pas de même de ses parents. De son père en particulier, avec lequel il entre rapidement en opposition. Emporté peut-être par le sang de son grand-père, Gabriel, « homme très pieux » et « fin tireur » (p. 14), il s’enrôle à seize ans dans le clan des chasseurs pour, « folie adolescente » (p. 18), défier son père, simple maître de chiens —qui, en réalité, connaissait la valeur de la vie.

Pour favoriser cette mutinerie, il se lie à de jeunes gens également fervents d’idéalisme politique. En effet, les rivalités sont certes intra-familiales, au sein d’une culture (critique de ceux qui marchandent la beauté de l’île, p. 61). Elles sont aussi franco-corses.

Litanies du nouveau culte

En témoignent les symboles implicites de cette présence « coloniale » cristallisant les ruminations de la jeunesse insulaire du temps. Ainsi que le drapeau tricolore qui pend au fronton de la mairie (p. 9). L’appellation fleurant l’Ancien Régime de « soldats du roi de France » (p. 73), au crépuscule du XXe siècle. En témoigne concrètement l’agressivité de Gabriel envers ces gens de « l’ailleurs ». Le tilleul, symbole de l’accaparement par ces autres de sa nature, qu’il tronçonne sans ambages devant Lætitia et Philippe, qu’il abhorre, et leurs amis, effarés (p. 102).

Fort de cette « philosophie qui disait le bien et le mal selon que l’on était ou pas issu de la même histoire, du même sang versé » (p. 35), Gabriel communie aux « litanies [du] nouveau culte » qu’il partage avec ses jeunes pairs (p. 36). La détestation de Toussaint envers ces « choses symboliques » que vénèrent son fils et ses amis bastiais, préférant écouter ceux « qui maniaient les mots qu’[il] voulai[t] entendre » (p. 35), entraîne entre eux une vive dispute (p. 39).

La magie des coefficients

Rebelle, Gabriel du reste obtient plus tard son bac « grâce à la magie des coefficients et à la naïveté d’une jeune professeure d’anglais » (p. 54). Il apparaît comme un jeune fêtard porté illusoirement au pinacle par les rêves de gloire de ses proches. Ainsi de sa grand-mère qui découpe la page de journal avec les lauréats, où il est placé en tête du seul fait de l’ordre alphabétique — de sa famille, symboliquement, plus que de sa valeur intrinsèque.

Son petit cénacle politique contient de joyeux lurons qui se font mauvais garçons pour leur idéal : « soldat » des activités clandestines du groupe. Gabriel participe ainsi à un plasticage en Balagne, chez un banquier italien (p. 73). Mais, toujours proche de Second, qu’il apprécie bien plus que son grand-père paternel, Petit-Georges (ce « démon » qui avait « trafiqué avec les Allemands et les Italiens », p. 40). Il aime surtout la vie de berger, dans les montagnes de son île, pour laquelle rompant le vœu fait à sa grand-mère, il cessera ses études à Aix-en-Provence (p. 79).

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Loin de tout brigandage

Ce mode de vie sain, loin de tout brigandage, est une parenthèse de pur bonheur. De même que celle qu’a incarnée ce « tu » auquel il s’adresse momentanément. Cette jeune fille pour laquelle, au-delà de la simple attirance physique, il ressent une « étrange alchimie. Un algorithme aux équations lumineuses » (p. 94), qu’il ose courtiser (p. 96) et suivra même sur le continent. Preuve ultime de son amour (« J’aurais même pu te suivre dans ton exil », p. 97) ; malgré les reproches d’un Jean-Jo, coureur de jupons invétéré. Elle l’apaise et lui révèle de belles potentialités qu’il ne parviendra hélas pas à développer.

Dépouillant un mur dont ne restaient que ses cailloux jonchant le sol, en vue de construire une bergerie pour le retour de son aimée ; il constatait en effet aimer « l’idée qu’[il] extirpai[t] [ces pierres] de leur chaos pour leur rendre harmonie et utilité » (p. 98). Néanmoins, la confrontation avec son passé, la révélation de cette mémoire crue « si pure » en réalité « mensonge », l’éloignent malgré lui de cette femme chérie : « je devais te quitter. Pour être avec toi, j’aurais dû me détacher de mon destin, le troquer contre un autre » (p. 110) et achève de le rendre « auditeur impuissant de [son] propre vacarme intérieur » (p. 119).

« Je deviens fou », conclut-il, comme Second en plein carnage (p. 78), à la fin de l’œuvre (p.125). Car aucun soutien in fine ne viendra des « ambitions révolutionnaires » (p. 36) ardemment défendues, qui se révèlent absurdes (une lutte qui ne peut survivre que parce que quelques ennemis « crachent au bassinet »…p. 73). Et fondées bien plus en théorie qu’en pratique : après leur fantasme d’une arrestation ostentatoire faisant d’eux d’illustres héros, « quand le soir arrivait », reconnaît-il « nous nous éclipsions discrètement. La gloire attendrait » (p. 36).

…À la celle des hommes en guerre…

La vie de Gabriel se trouve innervée, traversée, dans le fond comme dans la forme, par le récit de cet « enfer terrestre » (p. 51) que fut la Der des Ders. En effet, la narration de 14-18 commence à la page 47. Et la guerre est dite « finie » quelque quarante pages plus loin. La réalité entre ces pages décrite n’a rien d’un mythe ou d’une fantasmagorie dont on peut s’extirper aussi aisément que le fougueux Gabriel de ses « aventures infantiles » (p. 41). 

Le projet belliqueux

Nulle envie d’attendre « la gloire » (p. 36), en seconde, porté par ses « élans utopiques » (p. 39). Il se construit (des verbes révélateurs de cette édification mentale : « je rêvais » par deux fois, je « formais », je « fabriquais », p. 39) une image de petit soldat, « héros courageux et sombre » voulant venger la Corse d’un certain Charles. Cet homme fut un ancien collaborateur du gouvernement de Vichy, allié à son grand-père Petit-Georges.

Après avoir passé la voûte qui le mène chez le vieil homme, reclus chez lui, prêt à rendre « la sentence venue du fond des âges » (p. 41) ; le jeune homme lâche son arme (le pistolet volé à son père, qu’il détruira le lendemain) et s’évapore dans la nuit (p. 44). Aucun moyen pour le vrai soldat de fuir l’horreur d’une guerre bien réelle et recontextualisée. Tocsin, ordre de mobilisation générale, mitraille, régiment d’infanterie (p. 47-48), obus et « bombes » (p. 49). Mobilisé avec Petit-Georges, Second synthétise le projet belliqueux en des termes connus : « botter le cul aux Boches » (p.48). Sans oublier l’écho de ces vocables allemands : « Arbeit ! Raus ! » (p. 66).

Le vain masque d’héroïsme

Autant Gabriel se fait narrateur de sa vie, autant ce récit de guerre se fait à la troisième personne, prenant l’ampleur d’une humanité narratrice, globale et comme indifférenciée, bien que tournant surtout autour du point de vue de Second. Envoyé au front, ce « géant » qui n’a jamais rien choisi —de sa naissance jugée infâmante dont le sceau du nom le marquera à jamais (p. 26), jusqu’à l’instruction que le Vieux Georges lui a par conséquent toujours refusé. (« Il aurait tant voulu écrire, lui aussi », p. 67).

Illustration de Gustave doré

Ayant vécu in fine les deux guerres, finit ironie du sort, par mourir d’une mauvaise grippe (p. 111). Mais cet homme « savait tout » (p. 70). Liée à la nature et à son cycle, en temps de guerre sa connaissance se fait tout aussi lucide quant au caractère sacrificiel que dissimule le vain masque d’héroïsme que tend aux hommes la patrie reconnaissante :

« Leur honneur, cela faisait une paye qu’il l’avait vu disparaître au fond d’une fosse à merde » (p. 76). Car enfin, « c’était la guerre et eux dansaient […] il devenait fou, et eux dansaient » (p. 78).

Si, pour le père de Gabriel, « chacun était le premier juge de ses actes [et] responsables de ses choix » (p. 37), son fils comprend vite à l’aune de ses ancêtres, combien la fatalité peut plutôt en imposer. Fasciné par les « noms sur le monument aux morts de [son] village » (p. 32), ayant le « goût du souvenir » (p. 33), il se fait réceptacle de leur mémoire.

Ses nobles idéaux, « absolues certitudes », valeurs « forgées par des siècles d’amour de la terre commune » — l’enfer étant souvent pavé de bonnes intentions— le mèneront à venger ses aïeux sacrifiés par l’État, en se lançant dans des actions au moins aussi dégradantes (p. 34). « Idées préconçues » —dont la rançon est le communautarisme qui abolit toute ouverture à l’universalité, « foutaises érigées en sacro-saints principes » (p. 35). 

Des schémas de haine

Gabriel s’en nourrit farouchement pour une apparente « perfection sociétale » (p. 34), reproduisant des schémas de haine jusqu’à sa propre destruction. Pourtant, tout jeune, il avait déjà eu un avant-goût de la gratuité offensante de la chasse. Jurant même de ne plus attenter au vivant. Son tir sur les pattes de la bête avait infligé à cette dernière une souffrance aussi cruelle qu’inutile (p. 20). Chasse si proche en cela de cette chasse à l’homme qu’est la guerre.

La vanité de cette dernière s’exhibe quand un officier vient « 
photographier la troupe ». Prétendant immortaliser « les fiers enfants 
de la patrie ». Surtout « fiers » étymologiquement, en train de devenir 
sauvages, abrutis par l’horreur absolue (p. 65). La guerre a 
littéralement recroquevillé l’humanité : le verbe est employé pour 
décrire « la Gamelle ». Homme menacé par un officier de sortir d’un trou
 (p. 69). Et caractérise Petit-Georges, qui « baisserait [sa tête] 
autant qu’il le faudrait, s’enterrerait vivant si nécessaire » (p. 51). 

Notons d’ailleurs que ce dernier ira jusqu’au suicide après avoir commandité la mort de Sauveur : « il avait fui, une dernière fois » (p.116-117). Les hommes en guerre se retrouvent « dissous par la bataille » (p. 48) : au prisme du regard de Second, ce sont des corps déchiquetés, « membres éparpillés » et « boyaux sur les genoux », qui jonchent le sol lui-même martyrisé (p. 48-49). La terre, après la guerre (p. 87), deviendra un triste sépulcre.

Ce morceau de son âme

« Marcher dans les pas de Second et de ses compagnons d’armes » (p. 107) sera ainsi le but de Gabriel, qui entreprendra un émouvant pèlerinage. Muni d’une carte de France, il se rend à Verdun, retrace le Chemin des Dames, parcourt les Éparges et Douaumont, s’imprègne de l’ensemble pour porter en lui la « monstrueuse beauté » de ces lieux marqués par l’indicible (p. 109).

La mort de Second (p. 111), ce « morceau de [son] âme » que l’on enterre à son retour en toute cérémonie, accentue la mélancolie alors naissante du jeune homme, décidé à disparaître du monde pour honorer ce cher aïeul. « Mais tout ceci », souligne au présent un Gabriel de plus en plus amer, « n’était qu’un rêve extrait du fond des âges, l’antidote unique autant que dérisoire des maux qui nous accablent » (p. 103).

Le seul « antidote » d’ailleurs, lieu de rassemblement bénéfique, est le match de foot. Theatron moderne au sein duquel par ce « rituel », « spectacle unique » (p. 99), l’homme purgerait ses passions de façon très aristotélicienne : Jean-Jo et lui «transfigurés », « cela nous prenait aux tripes, quelque chose […] d’inexplicable et d’inéluctable […] » (p. 81). Mais d’inéluctablement éphémère.

…Un univers de sang et d’eau

Éphémère, tout comme la vie. Et le principe de vie à l’œuvre ici, c’est l’eau, déclinée sous plusieurs facettes. Elle est écume pure, dispersée en gouttelettes, « source d’eau fraîche » reflétant l’innocence du petit Gabriel parcourant la nature corse (p. 7). L’eau est l’aliment de la nature. Elle est synonyme de renouveau : « le printemps sera là, inondant la terre et les gens de sa douceur nouvelle » (p. 46) ; elle donne des arbres chargés de fruits sucrés (p. 8). Les pages 43 et 44, structurées autour de l’anaphore « la vie est partout », constituent une véritable ode à la joie, où l’Homme domestique la nature suivant l’idéal biblique, dans le respect du vivant et pour l’ordonnancement du monde selon l’harmonie cosmique (« chaque chose est à sa place »). 

C’est l’eau jaillissante de la fontaine, de la rigole, celle qui sacralise l’identité de Gabriel, à défaut d’avoir été plongé dans les eaux baptismales (p. 14) —un saint déchu, portant en lui les sévices du péché originel. L’eau, c’est aussi celle de la mer Tyrrhénienne sur laquelle vogue l’insulaire, et le constitue en tant que tel :

« Je compris », constate Gabriel rentrant d’Aix-en-Provence, « lors de la traversée qui me ramenait vers la Corse, à quel point je ne pourrais jamais m’en séparer » (p. 57).

Le drame de Furiani

Mais l’eau la plus pure et la plus touchante, reste celle des larmes : le drame de Furiani laissant les vivants impuissants fuyant (p. 100-101)

« la douleur et les larmes ».

Second si ému en découvrant la photo qui illustre la bataille du Chemin des Dames (p. 32), les soldats déboussolés, portés à l’échafaud de la gloire (p. 108). Gabriel enfin, communiant à leur douleur de façon posthume (« J’ai entendu leurs cris et j’ai pleuré pour [ces âmes inconnues] », p. 109). L’eau peut humecter le sol, le « liquéfier » même, et provoquant la chute des hommes, sauver ceux-là d’une mort certaine (p. 68). Elle peut aussi, matrice métaphorique, décrire le mal, ainsi du « déluge d’acier » (p. 67) de la guerre. 

Gabriel symbolise clairement l’eau, qui se fait dormante ou torrent, quand il s’applique la métaphore pour représenter le décalage entre son apparence paisible et sa colère intérieure (p. 71). L’eau connaît des dérivés et appellations indirectes : c’est l’eau de Cologne qui, souvenir olfactif, revient à l’esprit de Gabriel lorsqu’il perd sa grand-mère (p. 63-64).

L’eau de vie

Souillée, elle devient « pisse », par deux fois : quand Sauveur veut pisser sur l’effigie du « glorieux militaire » Pétain (p. 115). Quand Second pestant contre ces hypocrites qu’il rencontre dans le bar fréquenté par Massoni, les compare à des « porcs […] se vidant de la pisse qui coulait dans leurs veines » (p. 78). Du reste, ce liquide qui peut en particulier prendre pour nom « l’eau-de-vie » porte alors cruellement son nom.

Les alcools rythment la vie des combattants qu’on envoie ainsi plus facilement se faire massacrer en première ligne (« on leur donna du rhum et de la vinasse pour oublier l’odeur » mais aussi « la mort, l’agonie, la trouille », p. 67) ; le vin est ce que l’officier promet aux récalcitrants de la parade (p. 65).

C’est dans l’alcool que se perd Gabriel qui « ne dessoulait quasiment pas » (p. 71). Écumant les bars pour oublier ses démons, les « cruelles évidences de [sa] réalité » (p. 121), avant de trouver refuge dans la mansarde de sa grand-mère, « baignant les draps de sueur alcoolisée » (p. 63, version avilie de la « vieille sueur » des combattants, p. 67).

Le fleuve rougi du sang des patriotes

C’est également l’image de la mère de Jean-Jo, ivre morte et indignant son fils par son attitude dépravée (p. 62). Le sang, d’autre part. Non pas synonyme de vitalité, c’est celui de la bête sacrifiée (cette émouvante bête « remontée le long d’un cours d’eau [qui] se dirigeait tout droit vers une mort certaine ». Et dont la description n’est pas sans faire un certain écho à « la Mort du Loup » d’Alfred de Vigny).

C’est celui du peuple corse (se disputant avec son père, Gabriel défend la nécessité d’être radical dès lors que le peuple est nié. Évoquant le « fleuve rougi du sang des patriotes » p. 38) jusqu’à celui des soldats, animalisés (« ça empestait l’abattoir » p. 49). Passive, la bête est aussi active, semblable à celle de l’Apocalypse « terrass[ée] » par les « Justes » (p. 117), assoiffée de sang, celle dont la « source est inépuisable ». Et qui, tel un vampire, « éreinte les corps et s’approprie les âmes » (p. 106-107). 

C’est le « sang du monstre » que malgré sa peur, Gabriel doit affronter pour se libérer de l’artifice et de la duplicité (p. 110). Ce sang est annonciateur de mort. Que ce soit dans l’absence totale (« le cadavre exsangue d’une jeunesse » comme effet déplorable p. 89) ou dans sa présence hyperbolique, liée à la Mort ; allégorie et personnification, qui « moissonna de tous côtés » (p. 48), « en appétit » de vies humaines (p. 67).

Le futur second

Le sang du reste coule bien avant la guerre : dès la page 11, le grand-oncle célibataire propriétaire du Château est retrouvé pendu à la poutre de son salon (p. 12). Le Vieux Georges, « homme primaire à la détermination cruelle » (p. 26), s’apprête à enterrer une femme enceinte, qu’on comprend a posteriori être sa sœur Jeanne (p. 105). Que l’on croit alors morte (« dépouille », p. 22), en réalité toujours en vie, qu’il étrangle, et dont, du sang coulant entre ses cuisses, un enfant paraît, le futur « Second » (p. 23).

André, le frère de Lucie que le Vieux abhorrait, tombe alors qu’il coupait les gourmands de ses oliviers. Sa hache plantée dans le dos, achevé par le Vœux qui lui « cogna [la tête] sur la pierre saillante jusqu’à être sûr que Dieu soit satisfait » (p. 29). Les hommes de cette famille ainsi sont « réunis par le Diable », les liens du sang promettant « l’éternité des flammes » après l’enfer de la guerre (p.75).

Néanmoins, si le sang coule, l’eau demeure. Elle est métaphore de la vie des hommes : chacun est une rivière, chacun lui-même vient d’une « rive », ou d’une autre (p. 58). On soulignera à ce titre que les Corses (Second, Petit-Georges et leur ami Massoni), les Bretons, comme Le Dall, les Allemands qu’ils doivent piéger, tous malgré les dissensions de surface, faits d’une même eau en profondeur, se « ressemblent » (p. 51), en maigreur et en désespoir d’êtres « jetés en pâture à l’Histoire » (p. 47).

Notre rivière intérieure

Embarqués que nous sommes également dans cette dernière, et dans la nôtre, nous essayons, chacun à notre manière, de remonter la source de notre rivière intérieure. Mais, est-ce vraiment possible, et si oui à quel prix ? Celui du délire d’un Gabriel, abattant jusqu’à son compagnon d’armes prostré (p. 126) ? Quel est ce chemin, « éclatant d’évidence », faisant éclater l’humanité dans l’homme ? Seul reste l’enseignement du bon pâtre, dont le visage en reflète mille autres au cœur de l’esprit dément de Gabriel, entrevoyant dans la nature de son enfance son « paradis », et son salut espéré (p. 126).

Ne vaut-il pas mieux in fine être ignorant tel Second, celui à qui, dit le patron de bar Marco, l’on peut tout excuser (p. 83) ? Pour suivre d’ailleurs la philosophie de l’ancien détenu, « le temps c’est la seule chose qu’on n’a pas le droit de perdre » (p. 83). Et, du reste, si tout à la fin ne rime qu’avec la mort, « que serait le paradis s’il n’y avait pas l’enfer ? » nous dit Lucie, cette porteuse de « lumière » (p. 24).

Distillons en guise de réponse, à celui qui ne fut pas si second que cela, ces quelques mots :

« Tout ce qui voyage dans le flot des rivières. Leur cours est comme la vie des hommes. De la source jusqu’à l’estuaire, elles vont sans connaître la destination, cachant sous l’écume immaculée la réalité de leurs profondeurs. » (p. 90).



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