par Sophie Demichel-Borghetti
« La Guerre des salamandres » est la dernière création des Tréteaux de France, d’après le roman éponyme de Karel Capek, écrit en 1936. Cette pièce fut créé au Festival d’Avignon en juillet 2018, reprise en octobre 2018 à la Maison des Métallos, et en tournée à partir de Janvier 2019.
Mise en scène : Robin Renucci ; adaptation Evelyne Loew à partir de la traduction de Claudia Ancelot , avec Judith d’Aleazzo, Solenn Goix, Julien Leonelli, Sylvain Méallet, Gilbert Epron et Henri Payet (en alternance), Julien Renon, Chani Sabaty
La Guerre des salamandres
Dernière escale avant la chute ?
Et ça commencé comme ça. Ça a commencé par un chant.
Ça a commencé par un chant, cela que nous sommes venus voir, cette Guerre des salamandres, présentée comme une fable onirique, « futuriste ».
Ce qui nous prend d’abord, c’est ce chant. Le chant de femmes, d’hommes, des voix humaines, et seulement.
Un chant de nostalgie, d’espoir… ? Qu’importe. Là où nous sommes, ces voix nous touchent en notre histoire, dans notre présence là, maintenant, qui nous semble pleine et entière. Et pourtant…
Et puis, ces voix appellent l’écriture : C’était « à Prague, au cœur de la vieille Europe… », commence à nous raconter celui qui, dans cette perspective brechtienne présente, comme par fulgurance, dans la mise en scène, par ailleurs souvent baroque, de Robin Renucci, va dire ce qui arrive.
Ce «narrateur » par instants incarné– peut-être mise en abyme de l’auteur disparu-, va doucement imperceptiblement, faire rentrer dans la banalité des jours une actualité qui deviendra Histoire.
Alors, c’est l’histoire d’une « énième colonisation » capitaliste, qui après tout n’aurait pu être qu’un épisode de plus, qui se présente d’abord ainsi d’ailleurs : Des journalistes vont suivre pas à pas le périple de financiers sur les traces d’une manne – encore une – à exploiter, cachée sous les flots et apparemment inépuisable et aisée d’utilisation : celle d’improbables salamandres productrices de richesses que l’homme va évidemment pouvoir récupérer.
C’est très drôle au début, d’un humour un peu clownesque, un peu absurde. Cette fable qui se déroule, revient souvent sur elle-même nous emporte dans le fantastique d’une histoire qu’il nous semble connaître, ou reconnaître, d’abord familière.
Nous allons croiser des personnages improbables, drôles souvent, mystérieux déjà, qui évoquent tellement d’images d’Epinal.
Et puis…
Et puis les accidents se produisent ; et puis, par sauts, par étapes, le climat s’assombrit. Parce que c’est, peu à peu, sur scène que se découvre l’envers du décor.
Parce que nous voyons – on ne nous « dit pas », nous voyons – nous voyons que c’est la destruction qui rapporte, que le pouvoir devient monstrueux par intérêt, que l’homme qui se croit libre est un hochet, et que ce qu’il croit contrôler doit finir par le broyer.
Le metteur en scène Robin Renucci, a accompli ce tour de force de faire voir une destructuration physique et morale en train d’advenir aux hommes au travers d’une histoire qui commence comme un conte, se poursuit comme une aventure et se termine en tragédie… en tragédie programmée du moins.
Les personnages de La Guerre des salamandres naissent en clowns ou en clichés, mais s’achèvent en figures mythiques. Offerte à nous comme une fable onirique, La Guerre des salamandres va se révéler comme une prophétie contemporaine.
Prophétie plus qu’anticipation – parce que la prophétie se dit déjà au présent de ce qui arrive -, La Guerre des salamandres installe très durement l’horizon de notre désastre ; très durement, parce que, non seulement la brutalité du texte et la radicalité du propos, mais la précision de la mise en scène, sont impitoyables.
Plus le temps avance, plus les échappatoires de l’imaginaire tombent.
Et surtout, les comédiens sont justes. Justes, c’est-à-dire sans faux artifices, malgré la nécessaire fantasmagorie des images, malgré l’exagération burlesque, parfois, mais tout aussi nécessaire. Ils sont vrais, parce qu’ils portent des masques – que leurs visages eux-mêmes deviennent ce masque aux multiples formes ; et que, justement, parce qu’ils portent des masques, ils accomplissent ce miracle de faire de leurs corps ces masques, et que peu à peu, au bout des transformations, explosent une sincérité, une nudité absolue.
Judith D’Aleazzo elle-même, sur cette multiplicité d’ « incarnations », en relève très justement le sens profond, en souhaitant (sic) « articuler (son) parcours autour de Palmela » et de « sa prise de conscience immédiate de l’abus envers les salamandres » ; « C’est de cette clairvoyance que découle l’énergie de tous les personnages que j’interprète et les relais entre eux ».Ce que Sylvain Méallet relève également : « Les personnages que je joue sont très différents, pourtant le jeu n’est pas compartimenté, au contraire, cela forme un ensemble, une énergie. En passant de l’un à l’autre, il y a comme un lien qui se tisse tout au long de la pièce ». Comment mieux dire la remarquable partition accomplie par les comédiens dans ce frôlement de la perte de soi ?
Voilà ainsi ce que dont les comédiens de cette Guerre des salamandres nous font don, au travers, au moyen de ces personnages, de ces identités multiples, mais liées comme « mêmes », comme éléments d’un même système, mis en lumière par l’esthétique symboliste de la mise en scène : Prenant ce risque de la métamorphose, donc, de la perte, dans leur être et leurs corps, ils s’offrent à nous comme cette image – image en abyme – du devenir immédiat de l’humanité même, de cette humanité que l’on croyait éternelle et qui, , au fur et à mesure des paliers de cette dramaturgie ciselée en canevas de dévoilement, se révèle une espèce tellement fragile de s’être crue toute puissante, sous le fantasme du Veau d’Or.
Toutes ces vies, et ainsi toutes nos vies, se révèlent, comme les illusions d’une vie normale, de cette vie qui nous semble parfois normale, mais que, mots après mots, gestes après gestes, ces femmes et ces hommes, venus nous interpeller loin derrière leurs masques, nous dévoilent faites de sable et d’argile, toujours à même d’être emportées par la montée inexorable des eaux vengeresses.
Alors, on pense au « Bateau ivre », comme à une évidence : « Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes/ Et les ressacs et les courants : je sais le soir,/ L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,/ Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! » … Ils l’ont vu ! Celles et ceux devant nous se métamorphosent en leur chair, en leurs voix, en ce navire à la dérive habité de ce destin que nous ne pouvons voir.
Alors, on se souvient furtivement du rêve d’Antoine Vitez, ce rêve fou d’ «éducation élitaire », de s’adresser à un public qui soit à la fois adulte, mais aussi adolescent, même enfant, pour atteindre l’être humain dans tous ses temps, selon tous ses affects. C’est ici ce rêve qui se réalise.
Comme le meurtre sur la scène de la tragédie classique, les salamandres ne se montrent pas, s’évoquent en coulisses. In cauda venenum… Mais la puissance de ces comédiens qui se donnent à nous comme s’ils jouaient leur vie, nous montre avec force, nous impose de voir que cette chute – pour paraphraser un certain Bertold Brecht – est réversible ; justement parce qu’ils y jouent leur vie, et par là, ils jouent notre vie-même.
Si l’onirisme de la fable devient réel, c’est que le théâtre de Robin Renucci et de ses comédiens est vrai, qu’il a des effets, qu’il ne « prévient pas » ! Il invoque, il provoque ce qui Est, sans même que nous le sachions hors du théâtre.
Et ce réel devient le nôtre, cette question est la nôtre : Reste-t-il une voix humaine pour résister au naufrage ?
Cette voix est sur scène, elle clôt la scène ! Aurons-nous assez de cette puissance-là pour la reprendre ?
L’ambition des Tréteaux de France reste celle du Théâtre d’Art; celle d’un théâtre « élitaire pour tous » qui entend préserver l’exigence artistique ainsi que l’écoute de tout public, du « n’importe qui » en chacun de nous. Oui, le public est un enfant, doit être un enfant quand il entre en salle, mais en ressortir habité d’autre chose que ce qu’il attendait.
C’est ce temps là qui passe, ce saut temporel qui, en une heure et demie, fait d’un innocent une conscience en émoi.
C’est bien à cette ambition que répond La Guerre des salamandres, roman devenu Théâtre d’art, non l’inverse d’un « théâtre populaire », mais – ce que nous avons là ressenti -, son aboutissement même : Celui de se donner les moyens de la transmission.
En même temps travail actuel et travail de mémoire, cette Guerre des salamandres restera dans l’histoire du théâtre comme la création d’un imaginaire théâtral, relevant bien du Théâtre d’Art, qui a su user de l’esthétique des références populaires de la fable, des références contemporaines du fantastique, par le moyen visuel de la transposition, de la métaphore, pour imposer, tout en conservant l’exigence esthétique de la simplicité, la fonction à la fois sensible et politique du théâtre : l’effet de la parole réelle des hommes, tant qu’il en reste : ce désir d’exister sur lequel tient ce sursaut final si puissant des comédiens.
La Guerre des salamandres part en tournée.
Il faut la suivre, les suivre, absolument ; parce que, si en en sortant, sonnés certes, nous n’avons pas envie de rire, nous n’avons plus cette envie de pleurer qui ne lâche plus certains d’entre nous depuis des mois, des années parfois. Non, nous voulons comprendre, nous avons compris, un peu au moins, grâce à eux, et l’envie qui nous tient est celle de nous battre. De demander : Quelles armes avons-nous?
Pas d’armes « contre » quelque ennemi, parce que nous sommes dans l’ennemi, qu’il sera toujours encore là, parce que comme la violence, il est endémique… Mais des armes « pour » tenir sur ce désir de ne pas tout lui céder.
« Ensuite ? Tout est possible. Et d’abord arrêter. Faire silence. Trouver le vrai temps… humain » espèrera enfin la comédienne… pas le personnage ; la comédienne, rendue à la personne nue et en danger qu’elle est, qu’elle nous renvoie en miroir.
Alors, quelles armes avons-nous pour cet « ensuite »? Quelles armes pour que ce chant, repris malgré tout, ne s’arrête pas ? Quelles armes pour garder cette lumière que, dans leur désir sensible de rester vivants, là, ensemble, ces êtres humains, là, sur cette scène, nous ont offert, au prix d’une flamme qui chaque soir les consume, l’aura de corps sortis de l’approche de l’enfer.
Pour cette illumination là, merci ! Pour assister à la possibilité de cette résistance-là, ne manquez pas cette escale !
Sophie Demichel-Borghetti
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