Dans cette nouvelle, un homme se perd dans la forêt. Désorienté, il y explore ses souvenirs les plus primitifs. Indigeste

Par : Sylvestre Rossi

 Au cœur de sombres frondaisons, à huit cent mètres du premier village en contrebas, lequel était situé à trois cent mètres du niveau de la mer, Aldo Biligus, dit « Indigeste », rodait ; oubliant temporairement qu’il était en fuite, et que c’était pour cette raison qu’il était seul au milieu de nulle part.

De temps à autre, il se tenait droit et immobile sur le sentier, histoire de s’imprégner de réel. De minuscules oiseaux fusaient dans l’obscurité, puis s’élançaient vers le ciel bleu au dessus des pins. Lentement, il poursuivait sa marche sur un tapis d’épines mortes duquel surgissait, ça et là, des éperons rocailleux, comme des plongeoirs naturels dans une mer vert-de-gris.

Il soufflait légèrement, n’ayant pas grand peine à reprendre sa respiration, la nuque et les tempes trempées, son sac marin ajusté pour usage de sac à dos. Il ferait bientôt nuit. Toutefois, une brume montante semblait déterminée à tout empester avant. Il allongeait le pas. L’air s’était rafraîchi.

Il entendait toutes sortes de bruits de bêtes, battements d’ailes, pépiements, courses brusques. Il apercevait une belette, un serpent, devinait le trottinement lourd des sangliers. Les animaux l’ignoraient souverainement, et c’était réciproque. Il crachait et rotait, sans égards pour leurs tympans délicats.

Il se demandait quand il franchirait la crête. Ainsi, il serait à destination dès demain, et pourrait très tôt pénétrer dans le chalet en rondins, sans que personne ne le voie. Il aurait besoin de récupérer ; présumant qu’il dormirait mal tout à l’heure dans son sac de couchage.

Le taiseux du coin

Il filerait demain à la nuit avec le vieux C15 garé devant le chalet ; afin que personne dans les villages voisins ne sache qu’un étranger y avait fait halte. On ne le verrait pas au volant, mais au cas où un insomniaque l’apercevrait tout de même, il avait apporté dans son sac marin une casquette à carreaux et une fausse barbe. Le C15 appartenait à un taiseux du coin, cambrioleur à ses heures ; connu pour sa barbe broussailleuse et sa sempiternelle casquette à carreaux. Les chasseurs qui dans les prochains jours s’aventureraient près du chalet ne seraient pas autrement étonnés de noter l’absence de la vieille fourgonnette qui lui servait à transporter ses griffons nivernais.

« Indigeste » pouvait compter sur son équipe, des gars qui l’adulaient, à condition qu’il ne les compromette pas imprudemment. Après, il prendrait la mer jusqu’aux côtes de l’Italie ; planqué dans un catamaran de location, avec un skipper à la coule. Ses vieux complices lui devaient beaucoup ; essentiellement du liquide récolté en quantité, grâce aux coups sur lesquels il les avait mis, et sans qu’aucun d’entre eux n’ait eu à passer par la case prison.

Ce n’était pas la première fois qu’il empruntait ce parcours balisé d’épaulements rocheux au badigeonnage fluo. Il songeait qu’il dormirait bientôt sous une sorte de loggia rocailleuse, et glissait à nouveau sur une pierre moussue. À vrai dire, il avait toujours aimé la solitude avec ses méditations propices aux coups astucieusement montés. Indigeste

Il réalisait, incrédule, qu’il était entrainé dans un précipice, et que sous son dos tout se dévitalisait ; aussi bien la pierraille mouvante que des branchages faiblement enracinés auxquels il s’agrippait. Il tentait de contrecarrer sa chute avec ses mains et ses pieds, et dévalait d’autant plus rapidement la pente. Autour de lui, le paysage était à la fois immobile et changeant, et sans tricherie aucune à espérer. Une roche qu’il espérait enchâssée dans la montagne aurait dû arrêter la dégringolade ; mais elle cédait aussitôt sous ses pieds, et retombait durement sur son dos au moment où il touchait terre. Indigeste

« L’affolement était à son comble »

Il se retrouvait comme échoué, ébranlé par le choc, face à une mer de broussaille qu’il regardait d’un œil désemparé. Le maquis dépourvu du moindre arbrisseau était remué par un zéphyr. Un parfum entêtant flottait dans l’air, et des pétales de myrte voletaient. La brume en contrebas s’élevait, inexorable. Il battait des paupières, miné par la brutalité de la situation. L’affolement était à son comble. Il agitait les jambes et les bras, tournait la tête de gauche à droite. Perdu. Indigeste

Le vent tombait, et une trainée de brume se détachait diligemment du bloc poisseux qui s’élevait avec lenteur, laissant pour un temps encore une vue dégagée sur le maquis. Des choucas sautillaient en criaillant, un milan faisait du sur-place dans les airs. Il soupirait bruyamment, le tronc aussi statique que la montagne, et tapait des pieds avec frénésie ; cependant qu’un néant grisâtre enveloppait l’alentour. Un choucas se posait près de lui et faisait claquer son bec, tout en le reluquant sans étincelle, à la manière d’un boxeur à la pesée. Il soupirait, et tombait dans d’intermittentes syncopes. Indigeste

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Il n’avait que peu connu la peur au cours de son existence, sauf celle des coups au sortir de l’adolescence, à cause d’un jeune forcené qui fondait sur quiconque ne baissait pas les yeux à son approche ; envoyant le distrait à l’hôpital, tant il s’acharnait à lui faire perdre connaissance.

Ce garçon à l’impulsivité sans freins avait à peine dix huit ans, et on l’avait retrouvé mort d’une balle dans la tête entre deux voitures garées en épis. Sa propre mère avait été soulagée de pouvoir le pleurer, plutôt que de trembler en permanence pour sa vie en suspens. Elle fleurissait sa tombe au cimetière municipal, entre celles de son père et de son oncle qui pour des raisons similaires avaient subi un sort identique quelques années auparavant. Indigeste

Aldo Biligus passait devant une palissade qui masquait un chantier de réhabilitation d’un hôtel particulier. Apercevant une brèche dans la barrière en taule ondulée, il balançait le pistolet sur des sacs de ciment vidés et entassés près d’une bétonnière ; non sans avoir inspecté la cour où un ouvrier de dos talochait un pan de mur. Indigeste

Il avait gardé le foulard. Un si joli foulard, peint à la main par une douce rêveuse qui décorait aussi des meubles dans le silence d’un atelier, un être peu offensif envers ses contemporains, acceptant sans barguigner la somme qu’on lui offrait pour son travail délicat. Si Aldo avait eu à vendre de jolis foulards, il les aurait vraisemblablement acheté par lots, en prenant une marge bénéficiaire indécente, les écoulant jusqu’au dernier avant de régler la gracieuse personne qui les avait peints ; chacun d’un motif original, en idolâtre des artistes japonais d’antan.

L’écho de cette dévastation

Lui revenait le souvenir poignant de la salope qui ne l’avait pas épargné dans sa prime adolescence, et il se revoyait, brouillon dans ses caresses, la mine boudeuse. Il était mort spirituellement dans la piaule de cette nymphomane aux yeux surlignés de khôl. Il y avait là un matelas, une chaîne stéréo, des tentures. Un stick d’herbe faisait le va-et-vient, quand brutalement sa personnalité originelle s’envolait dans les cieux. Il en avait été profondément désolé, dévasté même ; entendant encore l’écho de cette dévastation. La personnalité d’Aldo s’était éteinte, comme une bougie sur laquelle on souffle. Il était passé brusquement du rire franc au rire morose.   

« Une petite pipe, lui disait-elle, ça ne mange pas de pain. »

Cette fille aimait à peu de frais le choquer. Il n’avait rien à attendre d’elle, en dehors d’une sourde indifférence ; sous couvert de fantaisie triviale. Elle mettait des pantalons noirs à rayures grises, très moulants, et des chandails sombres, grenat, mauve, chèvrefeuille. Son patchouli embaumait les rues en hiver, à cause du froid sec. Il portait un pantalon vert anglais en velours lisse. Ils étaient comme une même couleur Pop au travers d’un emplâtre ; se blottissant sous un escalier en colimaçon, pendant qu’au dessus de leurs têtes, des bruits de pas la contraignaient à ralentir la gâterie qu’elle lui faisait goulûment. Indigeste

Elle était plus âgée que lui de quelques années, pas de beaucoup, quatre ans, mais cela faisait d’elle une fille déjà en fac, alors qu’il était au lycée. Elle s’y entendait à emberlificoter plus petit qu’elle, lui chuchotant des choses dégoûtantes, contre un bijou en or italien. Après leurs étreintes assouvies dans des recoins insolites, sous un porche, dans un jardin public, ou sur la jetée, entre les tétrapodes, il la raccompagnait jusqu’à la lisière de la ville. Il était dans un monde surnaturel, bien décidé à ne rien tenter de hardi, elle était immense, une géante, une ogresse.

Le car de ramassage datant d’avant guerre le ramenait chez lui. Les grandes corbeilles de fruits et légumes étaient sanglées sur le porte-bagages, avec les seaux de lait destinés à la coopérative. Les petits pots de yoghourt nature étaient consignés dans leur cagette. Le car fleurait bon le plastique au soleil, le chauffeur y avait scotché une médaille de Sainte Félicité sur le tableau de bord, et sous la poussée de la force centrifuge, un paquet de Marigny se trimballait dans la boite à gant.

Une souffrance intolérable

Les paysannes trentenaires avaient le regard éveillé, un fichu sur la tête, et ignoraient la hiérarchie. En palpant un melon plus longuement que nécessaire, les bourgeoises de la ville s’exposaient aux réflexions les plus grossières. À la place réservée aux mutilés de guerre, trônait tour à tour un vieil instituteur souffreteux et une femme enceinte. Le seul bandit du canton venait de se faire abattre par son factotum. Tout se dévoilait aujourd’hui au travers d’un téléobjectif barbouillé de vaseline.

Il avait connu les deux rôles les plus tristes que l’on puisse endosser, celui de l’innocent, jouet sexuel d’une stryge au sortir de l’adolescence, puis plus tard, celui du déglingué à la séduction vénéneuse, se jouant d’une blanche colombe. Il avait testé les deux rôles et les avaient détesté. Après coup, la souffrance avait été intolérable, inhumaine, elle avait cassé encore quelque chose. Il avait ressenti son propre remord, et aurait été satisfait que celle qui avait fracassé son innocence l’ait aussi ressenti. Longtemps, il avait pensé à la retrouver où qu’elle vive, frappant à sa porte un soir d’hiver à la veillée ; au sein de la famille qu’elle avait fondée, et lui réclamant ce remord qu’elle lui devait.

Les voyous d’essence supérieure, se disait-il, ne cessent de cultiver leurs dispositions à jauger les circonstances désavantageuses, il en va de leur liberté, de leur vie. Ils ne perdent la main qu’au crépuscule de leur vie.

Il n’avait jamais travaillé de ses mains, sauf pour démonter des armes et les nettoyer avec un chiffon graisseux. Le passé s’écoulait avec son lot de mésaventures, occultant des souvenirs plus anciens encore, et foncièrement platoniques ; lesquels maintenant qu’il se mourrait comptaient par-dessus tout.


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