Ancien rédacteur en chef de l’agence Havas avant la Seconde Guerre mondiale, l’ajaccien François Quilici rejoint Londres dès juin 1940. Homme de confiance du Général de Gaulle, il fonde le premier journal des Français libres à Londres La Marseillaise. Dans ce journal, il travaille avec l’écrivain Georges Bernanos, lui-même exilé au Brésil depuis les accords de Munich. Cet article raconte leur engagement commun en faveur du général de Gaulle.
François Quilici fonde La Marseillaise à Londres
Dès la défaite de 1940, le sous-lieutenant François Quilici rejoint Londres. Opposé aux pleins pouvoirs accordés à Philippe Pétain, l’ajaccien né en 1905, journaliste au sein du service des affaires étrangères de Havas avant de devenir rédacteur en chef de l’agence en 1939, s’était opposé au pacifisme, puis au défaitisme, qui régnaient au sein du camp de la droite nationaliste au moment des accords de Munich. À Londres, il place ses qualités de journaliste au service du conseil national. D’abord proche de l’amiral Muselier, il devient un fidèle du général de Gaulle1.
Ce dernier lui confie la responsabilité de fonder un journal capable de rapprocher la résistance extérieure et intérieure du pays. Après deux années de difficultés, il fonde La Marseillaise, premier journal de la Résistance à Londres, en 1942. L’hebdomadaire se trouve sous le contrôle direct des proches du Général. Gaston Palewski, son directeur de cabinet, et Jacques Soustelle, chargé du commissariat national de l’information, sont chargés de la gestion du journal. Comme le souligne l’historien et résistant Jean-Louis Crémieux-Brilhac2, François Quilici a la mission de recruter des contributeurs prestigieux.
Georges Bernanos participe à La Marseillaise
L’invitation de Quilici
Outre Jules Romain ou encore Jacques Maritain, Georges Bernanos occupe une place particulière dans les colonnes du journal. Ancien partisan de L’Action française3, Bernanos avait été profondément altéré par les exactions des hommes de Franco lors de la Guerre d’Espagne et fut particulièrement scandalisé par la ratification des accords de Munich en 1938. Farouche opposant du totalitarisme, il s’était exilé au Brésil à partir de 1938 pour fuir la montée des périls. Lorsque François Quilici l’invite à participer à La Marseillaise le 14 juin 1942, Bernanos saisit le moyen de participer au combat contre la chute du pays et contre le fascisme. C’est pourquoi il refuse dans un premier temps la somme de cinquante dollars par article qui lui est proposée, l’auteur refusant de profiter des malheurs des Français. Face à l’insistance de François Quilici, il se décide à en accepter la première moitié et de reverser la seconde.
Les historiens divergent néanmoins sur la destination de cet argent. Philippe Dufay estime que l’argent était adressé anonymement au comité de la France Libre de Rio4, tandis que François Argelier indique qu’il était destiné aux « français réfugiés »5 de Londres. Dans les deux cas, l’écrivain désirait s’engager pleinement dans la défense des infortunés. Ces Français avaient décidé, tout comme lui, de tout abandonner pour refuser l’humiliation.
François Quilici et Georges Bernanos, un engagement partagé
Le travail éditorial de François Quilici
L’œuvre de Bernanos est essentielle. Elle nous renseigne tout particulièrement sur l’engagement journalistique de François Quilicci au sein de la Résistance. Quilicci ne joua pas uniquement le rôle de récepteur des textes de l’écrivain. Il veillait à ce que les textes de Bernanos ne suscitent jamais la polémique. Ils ne devaient pas trahir l’esprit de résistance qui animait l’écrivain. Comme l’écrit Phillipe Dufay, « les écarts de langage et d’écriture de Bernanos conduiront en décembre 1945, François Quilici à couper quelques-uns de ses articles, et notamment ceux évoquant Édouard Drumont, craignant que ce genre de propos ne fasse, aux yeux de certains, passer le quotidien pour un journal fasciste et ne rallume les flammes de l’antisémitisme »6.
L’engagement moral et politique : le refus de l’esprit de Munich
Il est également intéressant de noter combien les textes de Bernanos reproduisent les engagements de François Quilici. Son premier texte pour La Marseillaise, intitulé Munich, revient sur la genèse même de leur engagement contre le fascisme et contre le pétainisme. Bernanos écrit : « Ne pensez pas un moment que le monde ait pardonné Munich, la honte de Munich pèse toujours sur l’Europe, croyez-en la parole d’un homme qui n’a pas pris ses renseignements dans le grill-room des hôtels internationaux »7.
L’écrivain veut porter la voix « des millions et des millions [de Français], qui, de loin, du fond de leur solitude et de leur misère, continuent de juger les affaires de l’Europe selon l’idée qu’ils se font du bien et du mal, des convenances de la raison, de l’équité, de l’honneur »8. En d’autres termes, il veut rétablir ce que l’esprit de Munich a aboli : la vérité, le courage et la dignité.
L’interdiction de la Marseillaise à Londres pour la reconnaissance du Général de Gaulle
Outre la lutte contre l’esprit de Munich, Bernanos partage avec François Quilici son intransigeance concernant les alliés anglo-américains, ce qui cause des ennuis à La Marseillaise. Tous deux sont désireux de voir le Général de Gaulle devenir le seul interlocuteur français des Américains et des Britanniques. Ils s’opposent au général Giraud9. Ils demandent une position claire et implacable à l’encontre de tous les membres du régime de Vichy. Seul le Général de Gaulle représente la France.
En 1943, l’Angleterre retire à Quilici son autorisation de publication du journal. L’Angleterre lui reproche certaines critiques contre l’Amérique. François Quilici reproche à l’Amérique de ne pas être suffisamment ferme à l’encontre de Vichy. Il demande aux Américains de reconnaître le Général de Gaulle. En février 1943, dans La France nouvelle, il écrit un article dont le titre témoigne des rapports de force entre les gaullistes et l’administration de Roosevelt La France ne veut pas être humiliée par ses alliés. Dans cet article, l’auteur défend clairement les revendications du Général :
« Il ne suffit pas de leur assurer [aux Français] que leur pays sera rétabli dans son indépendance et sa grandeur. Encore faut-il que dès maintenant la France soit représentée et ses intérêts défendus. Pour la plupart de souche paysanne, les Français préfèrent veiller eux-mêmes sur les moindres parcelles de leurs biens et supportent mal d’être tenus en tutelle »10.
Bernanos reprend la position de Quilici. Il indique que l’union des Français ne peut s’accomplir qu’à la condition d’abolir Vichy :
« Vous voulez l’union des Français ? Alors, gardez-vous de la leur demander sur ce ton de sacristain filochard qui pourrait nous incliner à croire que vous vous êtes contentés de faire traduire en yankee par un révérend pasteur anabaptiste les propres homélies du Maréchal. Puis, flanquez dehors tous ceux qui ont profité du désastre de la France, soit pour eux-mêmes, soit en faveur des idées qu’ils prétendaient servir. Après quoi, laissez les autres Français s’entendre entre eux »11.
Le style pamphlétaire restitue pleinement la tension entre les partisans du Général de Gaulle et ceux du général Giraud. Dans son article déplorant l’interdiction de La Marseillaise, Bernanos associe l’interdiction du journal à cette querelle avec l’Amérique :
« Que l’interdiction du journal La Marseillaise ait coïncidé avec ce premier déchaînement de la calomnie contre le Général de Gaulle, il y a de quoi faire réfléchir le petit nombre d’hommes qui ne se contentent pas d’être informés des événements, mais s’efforcent de les comprendre »12.
Bernanos et Quilici affirment leur choix clair et sans ambiguïté en faveur de De Gaulle. En 1940, De Gaulle a continué seul le combat de la France.
La Marseillaise publiée à Alger
À la suite de l’interdiction du titre à Londres, comme le gouvernement britannique l’avait accepté, La Marseillaise est éditée à Alger. Puis, le journal se retrouve en Afrique du Nord et aux États-Unis. À nouveau, Bernanos loue l’entreprise de François Quilici. Elle témoigne d’une grande proximité d’esprit entre les deux hommes.
S’il regrette que La Marseillaise ne puisse plus assumer sa vocation qui était d’être « une sorte de bulletin officiel, un journal décoratif, académique, économique », il loue l’entreprise populaire d’Alger qui serait « partout à sa place, au laboratoire comme au salon, à la cantine comme au mess, chez le curé ou chez le bistrot », celle d’un « journal français, avec ses défauts et ses qualités, son humeur changeante, traversé d’éclairs de sympathie humaine, avec ses indulgence et ses colères, son bon sens héroïque »13.
Le journal ressemble à François Quilici et à Georges Bernanos, héros au style emporté et accessible. Ajoutons à cette description, le courage de François Quilici. À Alger, Quilici est la cible d’un attentat lié très probablement à son engagement en faveur de la France Libre14.
Le lancement de La Bataille à la Libération
Cette amitié de combat se prolonge lorsque François Quilici lance La Bataille à la Libération. Pour Quilici et Bernanos, la victoire militaire ne peut pas conclure la guerre. Encore faut-il l’anéantir par une révolution spirituelle que l’écrivain appelle de ses vœux. L’émergence de la société de loisir et le culte de la technologie consacrent aux yeux de Bernanos l’illusion d’un homme dépourvu de limites et de mesure.
Néanmoins, en 1944, La Bataille de Quilici traduisait alors le combat spirituel qui devait refonder la France. Le premier texte de Bernanos à l’attention de la rédaction de La Bataille accompagnait le retour de Bernanos dans son pays depuis 1938. Il témoignait de la grande espérance de l’écrivain après-guerre, à savoir transformer en profondeur le pays. Dans son article, intitulé Il faut refaire des hommes libres15, Bernanos désire rompre avec l’ensemble des institutions qui ont conduit au déshonneur. Bernanos désire s’opposer aux instances et aux administrations qui ont nui à l’unité nationale du pays. C’est à la servilité qu’il s’en prend tout particulièrement dans le seul but d’empêcher que la défaite ne se reproduise :
« Il faut donc refaire des hommes libres. Il faut les refaire ici, ou ailleurs si la place manque ici. Nous avons raté la guerre, c’est entendu, nous pouvons rater la paix, ce qu’il ne faut rater à aucun prix, coûte que coûte, ce sont les hommes libres de demain, c’est la prochaine génération d’hommes libres ».
Bernanos désirait rester fidèle à l’esprit et aux valeurs de la Résistance :
« Chers lecteurs de l’ancienne Marseillaise, nous sommes restés fidèles à l’honneur c’est-à-dire à la patrie. En 1940, la patrie nous a parlé au nom de l’honneur, c’est-à-dire en son nom propre »16.
Ainsi Bernanos exige-t-il que les Français dépassent leur intérêt particulier au profit de l’intérêt commun.
Dans la guerre, les relations entre Bernanos et Quilici illustrent leur combat commun en faveur du gaullisme. Ils rejettent l’esprit de Munich. Ils refusent les compromissions avec Vichy. Les auteurs défendent de manière implacable le Général de Gaulle.
Notes
- Cf. François, Pierre, Paul Quilici, base de données des députés français depuis 1789. ↩︎
- Jean-Louis Crémieux-Brilhac, De Gaulle, la République et la France Libre, Paris, Tempus, 2014 ↩︎
- Bernanos avait rompu avec L’Action Française en 1932, notamment en raison de la concurrence entre l’organe de presse de Maurras et Le Figaro de François Coty auquel il participait. En 1938, la rivalité entre Bernanos et Maurras prend une autre tournure. Bernanos accuse Maurras de trahison à la suite de son soutien aux accords de Munich. Il ne cesse tout au long de la guerre de dénoncer la lâcheté de Maurras. Cf. Georges Bernanos, « Les systèmes et la police », La Marseillaise, le 11 octobre 1942, dans Le chemin de La Croix des âmes [1948], Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p. 777-778 : « Le crime que nous ne pouvons pas pardonner à M. Maurras, c’est d’avoir substitué son système à la patrie, en sorte que les prétendues élites nationales, instruites par lui, ont fini par trouver légitime, et même hautement politique, de sacrifier, le moment venu, la patrie au système, et au nationalisme la nation ». Cf. Denis Labouret, « Georges Bernanos et l’Action française : histoire d’un malentendu », dans Michel Leymarie (dir.), Olivier Dard (dir.), Jean-Yves Guérin (dir.), Maurrassisme et littérature, Tome IV, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2012, p.135-146. ↩︎
- Philippe Dufay, Georges Bernanos, Paris, Perrin, 2013, p.182. ↩︎
- François Argelier, Georges Bernanos, la colère et la grâce, Paris, Seuil, 2021. ↩︎
- Philippe Dufay, Georges Bernanos, Paris, Perrin, 2013, p.192. ↩︎
- Georges Bernanos, « Munich », La Marseillaise, le 14 juin 1942, dans Le chemin de La Croix des âmes [1948], Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.745. ↩︎
- Ibid, p.747. ↩︎
- Georges Bernanos, « Pétain ou Giraud », O jornal, le 14 février 1943, dans Le chemin de La Croix des âmes [1948], Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.830 : « Quoi ! quelques semaines auront suffi pour que le mythe Pétain ait fait place au mythe Giraud. Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Les colossales usines de publicité américaines, spécialisées dans la fabrication en série de renommées, ont retiré de la circulation une idole de papier pour la remplacer par une autre, et des millions et des millions d’imbéciles s’apercevront à peine du changement, ils feront leur prière devant Giraud au lieu de la faire devant Pétain, voilà tout ». ↩︎
- François Quilici, « La France ne veut pas être humiliée par ses alliés », La France Nouvelle, 19 février 1943. ↩︎
- Georges Bernanos, « Laissez la France parler français », La Marseillaise, le 4 avril 1943, dans Le Chemin de La Croix des âmes [1948], Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.844. ↩︎
- Georges Bernanos, « Adieu à La Marseillaise de Londres », La Marseillaise, le 27 juillet 1943, dans Le Chemin de La Croix des âmes [1948], Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.873-874 ↩︎
- Georges Bernanos, « À La Marseillaise d’Alger », La Marseillaise, le 4 décembre 1943, dans Le Chemin de La Croix des âmes [1948], Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.883 ↩︎
- France, le 28 février 1944. ↩︎
- Georges Bernanos, « Il faut refaire des hommes libres », La Bataille, le 26 juillet 1945, dans Articles et témoignages publiées par Bernanos, Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.1149. ↩︎
- Georges Bernanos, « Il faut refaire des hommes libres », La Bataille, le 24 janvier 1946, dans Articles et témoignages publiées par Bernanos, Le scandale de la vérité, édition de Romain Debluë, Paris, Bouquins, 2019, p.1199 ↩︎
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