Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner – Avignon 2019
De Christine Citti
« .. et quelques secondes avant la chute »
Il arrive que le théâtre naisse d’une vision et ne soit qu’un regard, un regard ébloui de ces points aveugles du monde que nous ne voulons plus voir, un regard blessé et pressant, devenu désir de se faire transparence, et qui, pour que ce désir soit, doit se faire mots. Et ces mots portés en scène métamorphosent le monde et nous ouvrent les yeux.
L’histoire mise à vue devant nous par ce théâtre-là est celle de ces foyers dont nous avons fait des prisons, de ces enfants perdus que nous avons laissés seuls, rendus même étrangers à eux-mêmes. Nous n’assistons pas au récit d’une catastrophe : La catastrophe a déjà eu lieu. Nous croyons vivre dans un temps de paix, sous une « politique de soin ». Mais si nous croyons tenir encore debout, c’est juste une illusion et ce n’est jamais que sur des ruines. D’où peut-on parler encore ?
Alors, le récit ne peut plus commencer qu’en ce temps où tout amour, toute aide sont devenus vains, où, quoiqu’une forme de communication semble réguler les échanges, c’est la guerre qui fait loi, La rupture est consommée. Elle n’est ni de temps ni d’espace ; elle est de mondes, elle est de destins. Une génération – « la nôtre » avoueront certains – aura cru qu’un autre monde était possible, et aura échoué. Ecoutons ce récit de l’échec ; non pas celui ponctuel de tentatives éducatives ou artistiques, mais le déroulement de la chute devenu fondement de la parole. Le monde s’est renversé, l’échec est au début, et c’est Lui qui parle !
Le théâtre de Christine Citti ne peut se faire que nourri de cette réalité brute, mais il reste intimement pur texte de théâtre, de mots ciselés qui apparaissent comme déconstruction d’un langage ordinaire, donc inaudible, tel qu’on peut l’écouter autour de nous tous les jours sans l’entendre, sans le comprendre. C’est le théâtre comme texte qui métamorphose une blessure intime en révélation universelle.
C’est partout la même histoire. Et les mots pour la dire ne peuvent être du côté du conte, de l’apaisement, de la consolation, mais ne peuvent être que ceux de la violence, de la violence politique, de cette violence sur les corps qui éclate dans la cruauté du langage. Ils nous entraînent dans un théâtre de la cruauté, en une langue parfaite de métamorphoses, langue qui rend justice à un état endémique, puissant, auquel seul le langage dramatique peut donner consistance: ils nous font voir la Colère.
C’est cette colère qui envahit la scène, contamine l’espace qui, enfin, lui est laissé, se fait entendre au-delà des conventions qui d’ordinaire tendent à l’effacer. La scène est un révélateur, cette scène brute va jusqu’à se défaire de tout encombrement.
La tragédie est déjà passée, une tragédie où les enfants, frappés les premiers, sont les plus lucides, et parlent, dans cet espace suspendu juste à côté de nos conforts. Ils parlent parce que la transformation par l’écriture et par la mise en scène et en jeu de l’espace autorisent, enfin, qu’ils prennent la parole pour tous ceux qui ne peuvent plus la prendre.
Voilà ce que nous donne à voir, dans une clarté terrifiante de déconstruction clinique, « Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner ». : que là, la vie n’est pas belle et que tout ce qui peut faire tendre à le croire nous rend complice du désastre ! Nous ne pourrons plus dire que nous ne savions pas.
« L’action du théâtre (..) fait tomber le masque, elle découvre le mensonge, la veulerie, la bassesse, la tartufferie.(…) Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous tomber sur la tête. Et le théâtre est là pour nous apprendre d’abord cela. » Si Antonin Artaud a pensé le théâtre comme ce cri de désespoir lucide, « Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner » porte ce cri-là très haut.
Sophie Demichel-Borghetti
Ils n’avaient pas prévu qu’on allait gagner
Texte :
Christine Citti.
Mise en scène et scénographie : Jean-Louis Martinelli.
Avec : Christine Citti, Yoann Denaive, Loic Djani, Zakariya Gouram, Yasmine Hadj Ali, Yasin Houicha, Elisa Kane, Kenza Lagnaoui, Margot Madani, François-Xavier Phan, Mounia Raoui, Samira Sedira.
Théâtre des Halles – 11h
Site web : https://www.theatredeshalles.com
Tournée 2019-2020
4 et 5 octobre 2019 :
Châteauvallon – Scène Nationale, Ollioules (83).
8 et 9 octobre 2019 : Théâtre du Gymnase, Marseille (13).
17 et 18 octobre 2019 : l’Espace des Arts – Scène nationale, Chalon-sur-Saône
(71).
5 au 7 novembre 2019 : la MC2 – Scène nationale, Grenoble (38).
23 et 14 novembre 2019 : Théâtre de Sartrouville – CDN, Sartrouville (78).
En savoir plus sur Musanostra
Subscribe to get the latest posts sent to your email.