En publiant une tribune dans le journal Le Monde en faveur de la « liberté d’importuner », le collectif des cent signataires souhaitait dans le même temps s’opposer à ce qu’il considère être une nouvelle forme de « puritanisme ». Ce puritanisme résulte, selon lui, de l’action des différents mouvements féministes contre les agressions dont les femmes seraient victimes quotidiennement- que ce soit dans le métro, sur leur lieu de travail ou encore à la maison. Pour défendre cette idée, pour refuser ce que le collectif qualifie comme étant une régression de la femme, une régression au statut de victime, celui-ci formule trois arguments : le premier se présente comme une attaque du mouvement de libération de la parole des femmes sur les réseaux sociaux ; le second renvoie à une assertion concernant le désir, qui serait toujours attaché à une idée de possession et de domination ; le troisième tient lieu de proposition, en estimant qu’une agression sexuelle pourrait être considérée comme un « non-événement », ce qui permettrait d’affirmer une liberté supérieure à celle de la victime. Cette liberté se rapproche de la profération, ce que nous nommons dans la rhétorique l’actio ou encore le dictum, à savoir la dimension active de la parole telle qu’elle rend réelle ce qu’elle prononce et « néantise » ce qu’elle tait. Cette liberté est jugée par les signataires à la fois comme étant supérieure, elle montrerait la manière dont un sujet sait se hausser au-dessus des événements pour en maîtriser l’effet, et comme étant une concession et un devoir, endurer le pire, le minimiser, l’oublier, dans le but de garantir à chacun la possibilité de transgresser l’ordre moral et légal : importuner.
En effet, si le désir est transgressif, si le désir est incontrôlable, son expression ne peut qu’entraîner des agressions, des violences, des contraintes, tout ce que ce verbe, importuner, valide par ses diverses acceptions, et que le collectif place au-dessus de la loi, la seule qui définit et assure pourtant la liberté de chacun. En ce sens, le premier argument du collectif nous aurait semblé compréhensible : en extrayant des récits d’agression de leur catégorie discursive, celle du discours judiciaire, pour les faire pénétrer dans celui de l’épidictique, à savoir le discours moral, les auteur.e.s de ces textes quittaient, pour certain.e.s, un monde qui reposait sur la preuve, le critère de véracité de ce que nous racontons, dans le but de condamner ou relaxer un accusé, c’est-à-dire une personne qui s’est placée en dehors des règles de la communauté. Ils rentraient dans l’aire du soupçon, si nous pouvons nous permettre cette homonymie, à savoir un espace, les réseaux sociaux, où tout le monde est condamné sans preuve, sans possibilité ni pour l’accusant, ni pour l’accusé de se défendre et de défendre ses droits. Il s’agit d’ailleurs d’un blâme qu’aucune vérification juridique ne parviendrait à laver : le soupçon s’apparente à la rumeur – si quelqu’un le dit, c’est qu’il y a une raison. Précisons néanmoins ceci : nous n’entendons pas que les auteur.e.s de ces posts mentent, mais qu’aucun de nous n’a la possibilité de reconnaître la vérité de leurs expériences. C’est pourquoi nous ne considérons pas ce moyen comme étant le plus efficace pour changer la manière dont l’institution policière et juridique s’attaquent aux agressions de différentes natures. Cependant, et a contrario des personnes qui postent leur histoire sur le net afin de s’opposer tout de même à ce qu’elles estiment être des délits, le collectif, lui, limite l’importance du droit au profit d’une conception erronée de la liberté, dégradante du désir masculin. Erronée : si la liberté était ordonnée par la volonté de chacun sur tous, si elle n’était qu’une course après l’assouvissement, elle conduirait bien évidemment à l’anéantissement de tous par chacun. Inutile de revenir sur le contrat social tel qu’il est développé par Rousseau. Dégradante : cela nous permet de répondre au deuxième argument formulé par le collectif. En indiquant que le désir est toujours du côté de la domination, celui-ci présuppose que les hommes obéissent tous à une logique de conquête, de chasse, de possession, faisant de chacun d’eux des prédateurs en puissance. Il ne faudrait pas qu’à « un éternel féminin » se substitue, dans la conscience des signataires, un éternel masculin ; car, en tant qu’homme, il ne nous est rarement arrivé de vouloir violer quiconque ou de vouloir nous frotter à n’importe qui dans les transports. Tout ce discours ne prend pas en considération les différences sociales, culturelles, économiques, qui modèlent notre désir en même temps qu’elles modèlent chacun d’entre nous ; et si le but de cette entreprise consiste à défendre une liberté d’agresser, alors il faut rassurer le collectif en lui indiquant que cette liberté existe déjà. En effet, personne ne force qui que ce soit, lorsqu’il subit une agression, à déposer une plainte s’il ne se sent pas affecté par cet acte ; en revanche, rien ne protège celles et ceux qui sont victimes de le rester, surtout pas en se taisant sur ce qu’ils ont vécu. Sartre accusait Flaubert d’être responsable des violences de la Commune « parce qu’(il) n’(a) pas écrit une ligne pour l’empêcher », nous devons tenir les signataires de cette tribune pour responsables de la moindre violence qu’elle favorisera et du moindre agresseur que ces femmes n’auraient pas dénoncé. Car rien n’empêche quelqu’un d’être violenté, si ce n’est la loi et la manière dont nous veillons à son respect et à sa justesse.
Bien sûr, il convient de s’interroger sur la manière dont les institutions, judiciaire, policière, médicale, traitent cette question si douloureuse. Il faudrait sans doute se pencher sur les éléments qui permettraient à une victime de s’émanciper d’un agresseur exerçant une pression sur elle, qu’elle soit professionnelle ou amoureuse. C’est le rôle des mouvements féministes, c’est le rôle des magistrats et des avocats, celui des politiciens, mais c’est surtout notre rôle à tous. Il s’agit d’une affaire humaniste tant elle questionne aussi bien les hommes et les femmes sur leur manière de considérer l’autre. Tel est le message que semble vouloir envoyer les femmes et les hommes dans leur révolte contre cette tribune conservatrice : nous voulons être considérés. Et il faut entendre ce terme dans le sens où le pense Marielle Macé : « faire cas de » , dans un sens « de perception et de justice », c’est-à-dire être en colère par ce que nous voyons, ce que nous lisons, dans le but de « juger », de peser ce qui est, ce qui se présente à nous avant d’agir pour influer sur le réel et améliorer nos conditions d’existence. Dans ce cas, c’est tout simplement une question de dignité : il s’agit de permettre aux femmes, comme à n’importe qui, d’accéder aux formes de vie, à la dignité, auxquelles elles ont droit, ou, pour parler avec les mots de Simone de Beauvoir, d’assurer « des chances concrètes données aux individus » afin d’être non pas heureux, mais véritablement libres de réaliser leur vie.


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