par Jean-Pierre Denis


« La narration était ma seule langue morale. Je ne le savais pas en
cet été de 1965
. »

C’est cette proposition de James Ellroy que j’ai finalement choisie pour répondre à l’invitation de Marie-France Bereni Canazzi de participer à cette soirée « Littérature et Folie ».
James Ellroy, est unanimement considéré comme la voix majeure du roman noir américain, en particulier avec Le Dahlia noir, une œuvre de fiction
basée sur une histoire vraie du Los Angeles des années quarante, à savoir le meurtre sadique d’une jeune starlette, Elizabeth Short, surnommée Le Dahlia noir, ou avec Un tueur sur la route qui est le récit à la première personne du parcours d’un serial killer,et qui est devenu une des références majeures des écoles de formation de policiers tant il décrit avec précision la psychologie de la majeure partie des tueurs en série. « La narration était ma seule langue morale », cette proposition est soutenue par Ellroy dans Ma part d’Ombre, texte autobiographique qui nous permet de saisir l’articulation entre l’œuvre littéraire d’Ellroy et le chaos, voire la
folie auxquels le sujet a été confronté dans la première partie de sa vie, un chaos qu’il parvient néanmoins à stabiliser à partir de l’écriture littéraire.

 Ma part d’Ombre nous permet en effet de constituer une biographie
orientée par la psychanalyse, et de répondre à cette question du lien pour ce sujet entre littérature et folie, justement à partir d’un hiatus entre langue et morale.
Que nous raconte-t-il ? Qu’il est né à Los Angeles le 4 mars 1948 d’un père comptable, « oisif et paresseux », et d’une mère infirmière d’origine allemande, sans doute alcoolique. « C’est elle qui rapportait à la maison l’essentiel de l’argent et elle enquiquinait mon père pour l’inciter  à trouver un boulot permanent. »
La langue conjugale c’est la langue de la discorde, de la haine quotidienne où l’enfant est pris à parti. Les parents divorcent six ans plus tard, la mère obtient la garde du petit. Celui-ci a dix ans lorsque sa famille emménage dans un quartier populaire de Los Angeles, El Monte, où sa mère sera assassinée en 1958. Un crime qui restera impuni. James est confié à son père, – c’est lui qui l’initiera à la lecture -, mais il est livré à lui-même, et il sombrera peu à peu dans la délinquance, la toxicomanie, et nous pourrions ajouter dans le déchaînement maniaque de langues a-morales, déconnectées de la loi. Ce déchaînement semble se jouer en trois temps :  Le temps un est celui du trauma du meurtre de la mère où deux signifiant s’imposent : le cadeau et l’obsession.« Je savais que j’aurais dû pleurer. La mort de ma mère était un cadeau, et je savais que j’aurais dû payer pour le recevoir. (…) Je la haïssais. Je haïssais El Monte. Quelque tueur inconnu venait de m’offrir la belle vie, une vie flambant neuf. »
L’enfant fait le choix de la liberté présentifié par un père complice et qui s’était appliqué à déverser dans l’esprit de son fils son venin contre sa mère : « Je la haïssais parce que mon père la haïssait pour prouver à mon père l’amour que j’avais pour lui. » Mais dans un second temps, ce choix de la
liberté, et du refus de la castration  a un prix, c’est ce que Ellroy appelle « l’obsession » : « Ma mère m’a donné ce cadeau et cette malédiction : l’obsession. Celle-ci a débuté comme curiosité en lieu et place d’un chagrin d’enfant. Elle s’est épanouie, en quête d’un savoir obscur, avant de se muer en une abominable soif de stimulation mentale et sexuelle. Mes pulsions obsessionnelles ont failli me tuer. La rage de vouloir transformer mes obsessions en quelque chose de bon et d’utile m’a sauvé » .
Cette transformation en quelque chose de bon et d’utile prendra du temps, et commence par un temps de délire, d’envahissement obsessionnel, à partir de la lecture du livre sur le meurtre de Betty Short, le Dahlia noir, livre que son père lui avait offert pour ses dix ans, quelques mois avant le meurtre de sa mère : « Elle est venue à moi dans un livre. Un cadeau innocent a réduit mon monde en cendre. (…) Mon obsession du Dahlia était explicitement pornographique. (…) Je ne faisais pas apparaître ces images
volontairement. Elles semblaient jaillir de quelque lieu, bien au-delà
de mon vouloir.
»   A l’adolescence, troisième temps, James Ellroy va
devenir un très mauvais garçon, qui tentera, comme le souligne  notre
collègue Marie-Hélène Brousse , de se faire un nom dans la
délinquance, de trois façons différentes : 
La première tentative passe  par la langue du fascisme : « J’aimais à dégoiser sur le crime, et les démons nazis planqués. », « Je me suis fait l’avocat du diable (…) Je hurlais “libérez Rudolf Hesset prêchais le rétablissement de l’esclavage» Son symptôme lui donne un nom propre : il est le Kiddienoir, le seul fasciste dans un collège à majorité juive…Mais
cet habit s’avère n’être qu’une jouissance négativiste sans issue.
La seconde solution, plus singulière, est celle du «cambriolage et
voyeurisme
». C’est une solution par l’objet fétiche : «J’ai exploré le premier étage comme le rez-de-chaussée et je me suis gardé la chambre de Kay pour la fin… J’ai fouillé dans ses affaires de classe, je me suis étendu sur son lit… J’ai volé un soutien-gorge et une culotte assortie… Le cambriolage, c’était le voyeurisme multiplié par mille.», «J’ai passé l’année 1967 de cambriolage en cambriolage.» .
La dernière solution, après le passage par la prison, est la  toxicomanie : «À
vous péter les neurones en vous agrippant l’entre-deux
», «J’ai trouvé quelque chose que je pouvais avoir à volonté ».  Mais là, « Tout est allé mal avec une logique autodestructrice. » : errance, défonce continue, prison, maladie, hallucinations, jusqu’à se trouver dans l’incapacité de  dire son propre nom : « J’étais incapable de penser mon propre nom. (…) Mon esprit était mort. (…) J’étais fou, le cerveau mort… J’ai hurlé.» Moment de débranchement s’il en est…Mais dont il va sortir en s’appuyant sur le langage : « Je ne deviendrai pas fou»écrit-il sur le mur derrière son lit d’hôpital.  ; « La rage de vouloir transformer mes obsessions en quelque chose de bon et d’utile m’a sauvé. J’ai survécu à la malédiction. Le cadeau a pris sa forme ultime et définitive dans le langage. »
Ellroy canalise cette volonté de jouissance morbide et parvient à la réduire, en particulier autour d’un fantasme de type œdipien, « Dieu m’avait puni pour avoir mentalement baisé ma mère » . Il critique par là cette satisfaction
pulsionnelle satisfaite par le recours au fantasme, il s’en extrait en s’appuyant sur la narration qui va lui permettre de mettre à distance ces modes de jouissance que sont le fascisme, le cambriolage voyeuriste et la toxicomanie. Poser que « Le cadeau a pris sa forme ultime et définitive dans le langage » indique le mode de traitement de la jouissance qui passe par la narration, et se fait fiction. Une jouissance qui, comme le souligne M-H Brousse, trouve néanmoins à se manifester dans ou par le style de l’auteur : « Il (le style) associe le mode de la narration à celui de la description ; du côté de la description, c’est l’image qui est modèle. Elle met l’écriture au pas du cinéma et du feuilleton télévisé. Elle la brise, introduit le partiel, la découpe et le non dialectique de l’image au cœur du texte. La narration en contrepoint introduit la continuité du regard et de la satisfaction par l’hallucination dans la suite des images : le sujet s’y dit en court-circuit de l’ego du personnage dans des monologues hachés, par des surgissements de jouissance qui manifestent l’effraction du réel dans le texte. »  

Ellroy invente en quelque sorte une langue.On comprend pourquoi James Ellroy peut soutenir que la narration était sa seule langue morale , « mais qu’il ne le savait pas en cet été 1965 », l’année des grandes émeutes de Los
Angeles : « L.A. brûlait. Je voulais tuer tous les émeutiers et transformer moi-même L.A. en Cité des Cendres. Les émeutes m’excitaient et me ravissaient. C’était du crime qui s’écrivait en grand – du crime à grande échelle autour d’une grosse intrigue extrapolable. ».
A méditer pour nos banlieues contemporaines

Réédition d’un article, première édition Musanostra : 10 mars 2009

Notes :

Ellroy J., Ma part d’ombre, Rivages, Paris, 1997, p. 181.
Marie-France Bereni Canazzi est enseignante de littérature, membre du
laboratoire du CIEN « L’enfant auquel vous avez pensé », et
responsable de l’association musanostra, forum d’art populaire à
Bastia.
Ibid, p. 122.
Ibid, p. 119-120.
Ibid, p. 130.
Ibid, p. 285.
Ellroy J., Ma part d’ombre, Rivages, Paris, 1997, pp. 143-149.
Brousse M.-H., « Les Noms, Le Père, Le Symptôme », dans La Cause
freudienne, n° 39, Navarin Seuil.
Ellroy J., Ma part d’ombre, op. cit., p. 158
Ibid, p. 189.
Ibid,  p. 202.
Ibid,  p. 208
Ibid p. 210.
Ibid, p. 285.
Ibid, p. 212.
Brousse M.-H., op. cit. p. 67.

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