Le titre est convenu, le projet l’est moins ; car en publiant aux éditions Actes sud une nouvelle traduction de L’Enfer, Danièle Robert ne se contente pas d’apporter une énième pierre à un édifice déjà bien chargé, elle propose une oeuvre originale : L’Enfer de son époque.
Bien que ce travail de reprise, cette refonte de l’oeuvre dantesque, prenne tout son sens si l’on considère que la translatio a pour but de faire se rencontrer [les langues] (P.20), il faut penser qu’au-delà de l’enjeu même de passer dans la langue de l’autre une part d’irréductible, ce difficile, périssable, douloureux mariage de correspondances et de subterfuges pour sauver ce qui a été perdu (P.21), la rencontre de deux langues revient à évoquer le temps, celui qui métamorphose les langues et qui exige du traducteur de nouveaux liens pour les unir. Dans La tâche du traducteur, Walter Benjamin ne dit-il pas que « le destin de la plus grande traduction est de s’intégrer au développement de la sienne et de périr quand cette langue s’est renouvelée », n’évoque-t-il pas par ces termes le fait à partir duquel toute traduction vit selon un procédé organique, que tout langage subit lui aussi la dure loi de l’existence et qu’en cela, ce que la traduction révèle, c’est avant tout l’écart et la nécessité de puiser dans son temps le matériau linguistique du miracle ?
Reste encore à connaître la forme que revêt ce miracle. On laissera de côté l’alternance entre vers pairs et impairs afin de compenser la musicalité de l’endécasyllabe italien (P.22), on ne reviendra pas non plus sur la discretio, soit la manière de construire des vers selon son ressenti en privilégiant des formes oralisées ou des rimes se prolongeant sur deux ou trois vers (P.23), et l’on oubliera les mélanges de tonalité ou encore l’irrespect de la concordance des temps afin de créer une temporalité immémoriale, on ne pensera plus à tout cela parce que l’on voudra se concentrer sur la grande innovation de cette traduction: intégrer la tierza rima. C’est une innovation qui n’en est pas une lorsque l’on sait que Dante, héritier de Bertrand de Born, le grand troubadour auteur de sirventes, s’est servi de la terzina, strophe de trois endécasyllabes, dans le but de respecter « l’unité de la Trinité » :
Ce un et deux et trois qui toujours vit,
et toujours règne en trois et deux et un,
non circonscrit et qui tout circonscrit.
La trinité permet à l’impulsion poétique d’être limitée dans un cadre formel, de donner à la force poétique dans lequel celle-ci peut s’exprimer et se déployer en respectant les conditions les plus rigoureuses et les plus abouties ; néanmoins, contrairement à ce que l’on peut imaginer, la limite qui s’impose est toujours dépassée par « un son nouveau, une rupture aussitôt reprise par deux rimes qui lui font écho dans la terzina suivante » (P.11) et qui en quelque sorte atteste du fait que la circularité ne marque pas une répétition, mais un mouvement poétique similaire à celui d’une roue qui, en passant, laisse derrière elle le vers comme trace de son passage – impression sur la feuille de cette force d’amour ayant mu le langage en même temps que les étoiles. En définitive, divine est la traduction qui révèle l’intensité même de la Création, divin est Actes sud qui réalise La Divine Comédie de notre génération. Tout comme avec Marcowickz, qui a permis aux lecteurs du XXIe siècle de découvrir quelque chose de la langue de Dostoïevski et de Pouchkine, tout comme avec Pierre Girard, qui nous a donné accès au chef d’oeuvre de Chinua Achebe, Tout s’effondre, l’éditeur arlésien nous propose avec Danièle Robert un bel ouvrage dans lequel celle-ci a su dire à nous qui entrons dans l’oeuvre de Dante d’abandonner toute espérance en langue nôtre.