Kévin Petroni

À Isabelle Pasqualini, qui m’a mis sur la voie de ce voyage

En 1926, avec trois amis de l’Université de Cambridge, Jeffries Wyman, Frederick Bernheim et John Edsall, Robert Oppenheimer se rend en Corse. Confronté à une grave dépression, convaincu d’être schizophrène, le futur physicien reprend pourtant goût à la vie sur l’île. À la suite d’un départ précipité durant son voyage, il semble métamorphosé par un choc, une découverte, intervenue en Corse qui transforma sa vie.

Quelques jours de tranquillité

Durant dix jours, Robert Oppenheimer quitte Cambridge en compagnie de ses trois amis scientifiques, Jeffries Wyman, Frederick Bernheim et John Edsall. Ils décident de partir explorer la Corse. Nous connaissons assez peu de choses de ce voyage dans l’île.

Selon les biographes, nous savons que les trois amis ont débuté leur voyage au nord, avant de dormir dans quelques auberges du centre de la Corse ou encore dehors, à la belle étoile. Leur voyage s’achève par la découverte de la citadelle médiévale de Bonifacio. Le biographe de Robert Oppenheimer, Ray Monk, décrit à merveille le voyage des quatre amis :

There was a great deal of talk during this holiday. For ten days, Edsall, Wyman and Oppenheimer walked through the mountainous Corsican countryside, covering the entire length of the island, beginning in the north and ending in the impressive medieval citadel of Bonifacio, on the southernmost tip of the island, overlooking the strait that separates Corsica from Sardinia. They spent their nights in small inns, peasant huts or even occasionally out in the open. They had, it seems, very little to do with the locals, and so, spending all day and all night together, there was plenty of time and opportunity for discussion. As well as physics, Oppenheimer talked of French and Russian literature, especially Dostoyevsky.

Le groupe vit donc en circuit clos, ayant peu de rapports avec les habitants de l’île. Le voyage se présente avant tout comme une expédition, quelques jours au contact de la nature corse, à parler entre eux de leurs lectures et de la découverte des littératures française et russe. Les propos de Ray Monk sont également rapportés par Bird et Sherwin, les biographes à l’origine du film de Christopher Nolan consacré au physicien :

À la mi-mars 1926, Robert s’éloigne de Cambridge pour de courtes vacances. Trois amis, Jeffries Wyman, Frederick Bernheim et John Edsall, l’ont convaincu de venir avec eux en Corse. Pendant dix jours, ils vont parcourir l’île à vélo, en dormant dans de petites auberges ou sous la tente. Les montagnes escarpées et les plateaux déplumés de l’île vont sans doute rappeler à Robert la beauté sauvage du Nouveau-Mexique. « Le paysage était magnifique, se souvient Bernheim, la communication verbale avec les autochtones désastreuse, et les puces locales abondamment nourries chaque nuit. » Il arrive que l’humeur noire de Robert l’envahisse et il parle parfois de son abattement. Depuis plusieurs mois, il a lu beaucoup de littérature française et russe et, lors de leurs randonnées dans les montagnes, aime discuter avec Edsall des mérites relatifs de Tolstoï et de Dostoïevski. Un soir, après avoir été trempés par un orage soudain, les jeunes hommes cherchent refuge dans une auberge des environs. Après avoir suspendu leurs vêtements mouillés près d’un feu et s’être blottis sous les couvertures, Edsall insiste : « Tolstoï est l’écrivain que j’apprécie le plus. — Non, non, lui dit Oppenheimer. Dostoïevski est supérieur, il comprend l’âme et les tourments de l’homme.

De nouveau, nous retrouvons l’image d’Épinal d’une Corse sauvage dans laquelle les quatre amis peuvent disserter de leur goût pour la littérature française et russe. Ainsi la Corse de Robert Oppenheimer désigne-t-elle avant tout le cadre pittoresque, montagnard et naturel, qui lui accorde quelques jours de tranquillité, à l’abri du monde. Rien donc de bien particulier, à première vue, rien qui ne semble mériter quelques pages sur ce voyage entre vacanciers. 

Remonter la pente

En vérité, c’est tout le contraire. Depuis plusieurs mois, Robert Oppenheimer traverse une crise psychologique profonde. Souffrant d’une grave dépression, croyant de plus en plus sombrer dans la schizophrénie, il se rend chez plusieurs thérapeutes à Paris ou à Cambridge pour trouver une issue à son désespoir. Le biographe d’Oppenheimer, Robert Crease revient sur les consulatations de Robert Oppenheimer en 1926 :

In June of 1926 [he told an acquaintance] that he had dementia praecox [now called schizophrenia] and that his psychiatrist had dismissed him because in a case like this further analysis would do more harm than good. . . . In the late spring or early summer of 1926 . . . [Fergusson met Robert] outside the office of a Harley Street psychiatrist. The occasion made a lasting impression on Fergusson. « I [saw him] standing on the corner, waiting for me, with his hat on one side of his head, looking absolutely weird. I joined him . . . and he walked with terrific speed; when he walked his feet turned out . . . and he sort of leaned forward, traveled at a terrific clip. I asked him how it had been. He said . . . that the guy was too stupid to follow him and that he knew more about his troubles than the [doctor] did, which was probably true. »

Avant son voyage, Robert Oppenheimer souffre bien d’une démence précoce. Elle le conduit à imaginer une schizophrénie. Les tourments d’Oppenheimer sont également rapportés par Michel Rival pour souligner tout l’intérêt que revêt ce voyage en Corse :

L’alerte a été chaude et Oppenheimer est immédiatement allé voir un psychiatre à Paris. Par la suite, il en consultera régulièrement un autre à Cambridge. Mais, en mars 1926, il a suffisamment intériorisé l’incident pour pouvoir écrire avec humour à Fergusson, à qui il propose de l’accompagner en Corse avec Jeffries Wyman et John Edsall pour les vacances de Pâques : “Mon regret de ne pas t’avoir étranglé est maintenant plus intellectuel qu’émotionnel”. 

Ainsi le voyage intervient-il à un moment important de la vie d’Oppenheimer ; il est censé offrir à l’auteur un répit dans cette période de grave tension psychique. Bird et Sherwin l’indiquent à leur tour de manière explicite : « En Corse, à en croire Wyman, Robert “traversait une grande crise émotionnelle” », ce que le séjour devait apaiser. L’expédition permet au jeune homme d’obtenir le repos tant convoité. S’adressant à son frère Franck Oppenheimer, Robert Oppenheimer écrit : « Some day you must come with me to Corsica. It’s a great place, with every virtue from wine to glaciers, and from langouste to brigantines. Perhaps the summer between school and college ». L’auteur prévoit donc de revenir sur l’île, accompagner son frère dans ce territoire où il semble apprécier les bons vins et la nature. Les biographes rapportent ce bonheur. Dans sa correspondance, l’historien l’indique : « For ten days they walked in the mountains, stayed at small inns, and enjoyed French food and wines ». La chose est également soulignée par Bird et Sherwin :

Mais Robert a beau être accablé de pensées aussi intensément existentielles, ses camarades ont l’impression que les excursions dans l’île l’apaisent. Goûtant manifestement la beauté des paysages, la bonne cuisine et les vins français […].

Ces éléments se rattachent tous à la correspondance de l’auteur. Une autre anecdote est rapportée par Ray Monk. Elle révèle la légèreté et la joie qui semblent s’être emparées d’Oppenheimer durant ses vacances dans l’île. Alors qu’il se trouve avec ses amis à Bonifacio et que la fin de leur voyage approche, Edsall est arrêté par la police ; celle-ci soupçonne l’ami d’Oppenheimer d’être un espion prenant des clichés de la citadelle pour un pays étranger. L’homme arrêté est accompagné de ses deux amis. Questionné au commissariat, Edsall tente d’expliquer à la police qu’il n’est qu’un simple touriste séjournant en Corse pour quelques jours. Les amis d’Oppenheimer sont alors étonnés de constater combien Robert s’amuse de la situation. Lui qui était si introverti, enfermé dans une souffrance profonde depuis des mois, ne cesse de rire de ce malentendu ; le biographe indique que ce moment de joie confirme ce que Oppenheimer n’a cessé de dire dans de nombreux entretiens, à savoir que le séjour de dix jours passés en Corse a changé sa vie.

Despite this remark, the Oppenheimer remembered by Edsall and Wyman during this holiday was far removed indeed from the Oppenheimer that Fergusson had encountered in France just three months previously. They even, on one occasion, saw him convulsed with mirth. What prompted this unprecedented event was a misunderstanding between Edsall and the Corsican police over some photographs that Edsall was taking of the famous fortifications at Bonifacio. Convinced that he was some kind of spy, the police took Edsall to the station for questioning. Wyman and Oppenheimer accompanied him, and, while they sat waiting in a corridor, they could hear Edsall trying to explain that he was not a spy, but a tourist. Though he himself could not stop laughing at the absurdity of the situation, Wyman was astonished when he looked up at Oppenheimer to see him slapping his thighs and chuckling.

This incident at Bonifacio, coming at the end of the trio’s ten-day hike, suggests that, from Oppenheimer’s point of view, the holiday achieved its purpose of helping him to unwind and fully regain his sanity. In fact, it seems to have done much more than that. Several times throughout his life Oppenheimer emphasized the enormous « importance that these ten spring days in Corsica had for him. They had an impact similar to, but even greater than, his first trip to New Mexico in 1922. Indeed, Oppenheimer suggested on a number of occasions, this holiday was the turning point in his life.

Le voyage de Robert Oppenheimer est donc décrit comme un tournant dans l’existence du physicien. Cependant, il faut indiquer que le changement d’Oppenheimer n’est pas exclusivement causé par le voyage ; la vie d’Oppenheimer change en raison d’un acte fondateur, un événement gardé longtemps secret, l’obligeant à quitter brutalement l’île en plein milieu de son séjour, malgré la sidération de ses amis.

Amour

Un épisode majeur se passe donc en Corse. Toutes les biographies d’Oppenheimer le rapportent. Avant la fin de son voyage, Oppenheimer prétexte la nécessité de devoir rentrer précipitamment à Cambridge. Il indique avoir laissé sur le bureau de Patrick Blackett une « pomme empoisonnée » et il doit rentrer pour empêcher le pire de se produire :

Ainsi, à Wyman et Edsall qui l’accompagnent en Corse au printemps, il déclare bientôt qu’il doit impérativement rentrer à Cambridge, car il a laissé une « pomme empoisonnée » sur le bureau du physicien Patrick Blackett et il lui faut vérifier qu’il ne lui est rien arrivé.

Michel Rival évoque alors le goût de l’auteur pour « la mythomanie ». Il révèle qu’une incertitude existe à propos de l’anecdote, car la pomme peut renvoyer aussi bien à un problème de physique, laissé en suspens avant de partir pour la Corse, qu’ à une véritable crainte d’Oppenheimer issue d’une hallucination : « [ils] ignorent si Oppenheimer parle de manière métaphorique (la « pomme empoisonnée » peut être un problème de physique contenant une erreur ou une difficulté particulièrement retorse) ou s’il hallucine purement et simplement ». Robert Crease évoque également cet épisode de la « pomme empoisonnée », afin de mieux indiquer que la raison apportée par Oppenheimer est un mensonge ou une exagération de sa part:

On their last night in Corsica, Oppenheimer became quite agitated, saying he must return to Cambridge at once. The reason which he gave later in the evening, when he had relaxed somewhat, was that he had left a poisoned apple on Patrick Blackett’s desk and must return to make sure that Blackett was all right. Was this some elaborate metaphor that Oppenheimer had constructed or was it hallucination? Neither [friend] could ever be sure. »30 [Some historians think that this may simply refer to a dubious paper that Oppenheimer had left on Blackett’s desk.—RFC]

Bird et Sherwin placent l’événement du côté de l’hallucination ou de la démence. Il valide le diagnostic de la démence, celui réalisé par le psychiatre d’Oppenheimer.

Le serveur s’approche d’Oppenheimer et le renseigne sur l’heure du départ du prochain bateau pour la France. Surpris, Edsall et Wyman se tournent vers Oppenheimer et lui demandent pourquoi il veut rentrer plus tôt que prévu. « Il m’est insupportable d’en parler, leur répond Robert, mais il faut que j’y aille. » Plus tard dans la soirée, après quelques verres supplémentaires de vin, il se ravise et précise : « D’accord, je peux peut-être vous dire pourquoi je dois partir. J’ai fait une chose terrible. J’ai laissé une pomme empoisonnée sur le bureau de Blackett et je dois y retourner pour voir ce qu’il en est. » Edsall et Wyman sont abasourdis. « Je n’ai jamais pu savoir, se souvient Wyman, si c’était du lard ou du cochon. » Robert ne donnera pas davantage de détails, mais mentionne qu’on lui a diagnostiqué une dementia praecox. Ignorant que l’histoire de la « pomme empoisonnée » date en réalité de l’automne précédent, Wyman et Edsall vont supposer que Robert, dans un accès de « jalousie », s’en est pris à Blackett au printemps, juste avant leur voyage en Corse. Il s’était manifestement passé quelque chose, mais, comme Edsall le déclarera plus tard, « il [Robert] en parlait avec un tel sens des réalités qu’avec Jeffries, nous avons pensé qu’il était pris dans une sorte d’hallucination ».

Dans leurs recherches, Bird et Sherwin parviennent à reconstituer l’origine du récit de la pomme. En vérité, l’épisode remonterait au premier trimestre passé à Cambridge au cours duquel Robert Oppenheimer aurait essayé d’assassiner le Professeur Blackett. Son père aurait tenté d’étouffer l’affaire. Ainsi confirme-t-il que l’épisode de la pomme relève d’un instant de démence d’Oppenheimer.

Au fil des décennies, la vérité sur l’histoire de la pomme empoisonnée va se perdre dans des récits contradictoires. Dans l’entretien qu’il accorde en 1979 à Martin Sherwin, Fergusson indique clairement que l’incident date de la fin de l’automne 1925, et non du printemps 1926 : « Tout cela s’est passé pendant son premier trimestre à Cambridge. Et juste avant que je le retrouve à Londres, quand il allait voir le psychiatre. » Lorsque Sherwin lui demande s’il croit vraiment à l’histoire de la pomme empoisonnée, Fergusson répond : « Oui, oui, j’y crois. Son père s’est ensuite débrouillé avec l’administration de Cambridge pour qu’ils étouffent la tentative de meurtre commise par Robert. » S’entretenant avec Alice Kimball Smith en 1976, Fergusson évoque « la fois où il [Robert] a essayé d’empoisonner l’un des siens. […] Il m’en a parlé tout de suite, ou un peu après, quand nous étions à Paris. Je suis toujours parti du principe que c’était probablement vrai. Mais je n’en sais rien. Il faisait plein de trucs fous à l’époque ». En Fergusson, Smith a manifestement vu une source fiable. Comme elle le note à la suite de leur entretien : « Il ne prétend pas se souvenir de quelque chose s’il ne s’en souvient pas. »

La démence d’Oppenheimer semble se confirmer. Cependant, elle ne permet pas d’expliquer les raisons pour lesquelles le physicien connaît un moment de grâce, un tournant, un virage important au sein de son existence. Il existe un épisode resté secret. Oppenheimer relate l’origine de ce qui s’est produit en Corse à son premier biographe, Nuel Pharr Davis :

En fait, l’épisode de l’abandon du traitement psychiatrique est peut-être lié à un événement qui se déroula en Corse ce printemps 1926 et dont Oppenheimer fit la confidence à son biographe Nuel Pharr Davis quelques années avant sa mort : il se passa alors, lui dit-il, « une chose extraordinaire, qui allait devenir une part essentielle et permanente de mon existence, plus encore maintenant que j’en ai atteint le crépuscule. […] Vous me demandez si je vous raconterai toute l’histoire ou si vous devez la reconstituer vous-même. Mais elle est connue de peu de gens et ils ne parleront pas. Vous ne pouvez pas la découvrir. Ce que vous devez savoir, c’est qu’il ne s’agissait pas d’une simple histoire d’amour, mais de l’Amour ».

Certains historiens rapprochent l’amour évoqué par Oppenheimer d’une relation amoureuse impossible avec une femme. Michel Rival est le seul à considérer comme crédible l’existence de cette même histoire d’amour vécue par le physicien :

Ni Edsall ni Wyman ne firent allusion à cette liaison contrariée (on suppose qu’il s’agissait d’une femme que le jeune Américain ne pouvait pas épouser). Frank Oppenheimer nia même la réalité de l’histoire, mais sonfrère était un homme secret et c’est peut-être bien la passion amoureuse qui le convainquit finalement d’affronter seul le dilemme de son état mental – non sans avoir tenté une ultime expérience auprès d’un psychiatre londonien.

Rank l’envisage également pour mieux rejeter l’hypothèse. 

Pharr Davis guessed that what Oppenheimer was alluding to here was a love for “a European girl who could not marry him.” This is perhaps true, but, even if it is, there is clearly more to understand about why Oppenheimer’s spring break in Corsica was such an important event in his life. His later friend Haakon Chevalier recalled Oppenheimer once telling him, many years after the event, that “one of the great « experiences in his life” occurred in Corsica in 1926. The experience in question, however, had nothing to do with a “European girl,” or anyway not a real one.

Rank intègre la série des historiens qui contestent l’idée d’une relation amoureuse. Bird et Sherwin en font également partie lorsqu’il juge, de leur côté, assez improbable une relation du physicien en présence de ses camarades ; il incite également à respecter la dissociation opérée par l’auteur entre l’amour et une histoire d’amour. C’est le signe de l’absence d’une relation véritable : « Tout à son affectation, il mentionne « de l’amour », pas une « simple » histoire d’amour. De toute évidence, la distinction lui importait. Reste qu’en compagnie de ses amis, une véritable liaison lui aurait été difficile ». Qu’est-ce qui a donc changé la vie d’Oppenheimer ? En vérité, rien ; ce qui a bouleversé la vie d’Oppenheimer, c’est la vie perdue ; c’est la littérature. Tous les historiens s’accordent à dire qu’Oppenheimer a découvert durant son séjour en Corse le livre majeur de son existence, La Recherche du temps perdu de Marcel Proust. Bird et Sherwin considèrent que la découverte de quelques lignes de la scène de Montjouvain entre Mlle Vinteuil et Albertine, scène dans laquelle Vinteuil, héritière de Madame de Merteuil, demande à son amante de cracher sur le visage de son père décédé, confronte Oppenheimer à son propre sadisme et l’entraîne à s’interroger sur la souffrance qu’il cause à ses proches.

©piegui

Mais il a lu un livre qui tiendra pour lui de la révélation.

Ce livre, c’est À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Un texte mystique et existentiel qui parle à l’âme troublée d’Oppenheimer. Plus tard, il dira à Haakon Chevalier, son ami de Berkeley, que la lecture de ce livre, le soir, à la lueur d’une lampe de poche lors de son voyage en Corse, avait été l’une des plus grandes expériences de sa vie. Une expérience qui va le sortir de sa dépression. Roman classique d’introspection, l’oeuvre de Proust marquera profondément et durablement Oppenheimer. Plus de dix ans après l’avoir lu pour la première fois, Oppenheimer étonne Chevalier en citant par coeur une phrase du premier tome :

Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle, comme en tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.

Si le jeune homme que Robert était en Corse a mémorisé ces mots, c’est peut-être, précisément, parce qu’il voyait en lui une indifférence aux souffrances qu’il causait à autrui. Une douloureuse prise de conscience. La vie intérieure d’un homme n’est sujette qu’à conjectures, mais il est possible que voir l’expression de ses propres pensées sombres et coupables en lettres d’imprimerie ait en quelque sorte allégé son fardeau psychologique. Comprendre qu’il n’était pas seul, que cela faisait partie de la condition humaine, a pu le réconforter. Il n’avait plus besoin de se mépriser, il pouvait aimer. Et peut-être qu’en tant qu’intellectuel, il fut aussi consolé de pouvoir se dire que c’était un livre – et non un psychiatre – qui avait contribué à l’arracher du trou noir de sa mélancolie.

Rank rapporte des faits comparables. Il les étaie avec des détails supplémentaires, en rapportant notamment un dîner avec le Chevalier, dîner au cours duquel Oppenheimer échange sur la scène de Proust. 

The experience in question, however, had nothing to do with a “European girl,” or anyway not a real one. It was, rather, his reading of Proust’s À la recherche du temps perdu.

Once, when the topic of cruelty came into the conversation, Chevalier recalled, Oppenheimer surprised him by quoting from memory, word for word, a passage from Proust’s novel. The passage comes in the first volume of Du côté de chez Swann, when Mademoiselle Vinteuil goads her lesbian lover to spit on a photograph of her recently departed father. In describing this scene, Proust emphasizes to his readers that there is something theatrical about Mlle. Vinteuil’s “sadism.” She is not really evil; rather, she finds it erotic to pretend to be so. In fact, Proust writes, it is precisely because she is not really evil that she can derive orgasmic pleasure from the grotesque performance of her lover. In the passage Oppenheimer memorized and recited to Chevalier, Proust writes:

Perhaps she would not have considered evil to be so rare, so extraordinary, so estranging a state, to which it was so restful to emigrate, had she been able to discern in herself, as in everyone, that indifference to the sufferings one causes, an indifference which, whatever names one may give it, is the terrible and permanent form of cruelty

Why did this passage mean so much to Oppenheimer that he learned it by heart? And why was reading it one of the great experiences of his life?

Ainsi la Corse se présente-t-elle comme le lieu du temps perdu, celui où, à l’abri du monde, Oppenheimer a pu se confronter par ses lectures à ses propres tourments et à sa propre cruauté. La Corse incarne alors un refuge, celui où les hommes sont capables de mieux comprendre la nature même de leur solitude, le tourment qui les anime. La Corse incarne l’un des lieux les plus propices à la révélation de soi, les plus à même de les conduire à s’élever. 

Bibliographie

  • Robert Crease, Robert Oppenheimer : A life, Oxford, Oxford University Press, 2006.
  • Ray Monk, Robert Oppenheimer : A life inside the center, New York, Doubleday, 2012. 
  • Robert Oppenheimer, Letters and recollections, Cambridge, Massachussets, Londres, Harvard University Press, 1980.
  • Michel Rival, Robert Oppenheimer, Paris, Seuil, 1995.
  • Kai Bird et Martin Sherwin, Robert Oppenheimer : triomphe et tragédie d’un génie, Paris, Le Cherche Midi, 2023.

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