Dans ce texte sur l’enfance, Kévin Petroni revient sur l’importance de la finitude pour mieux connaître et apprécier la vie.

Le but de notre carrière, c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée.

Montaigne, Les Essais

Dans le retour, le même garage au bleu écaillé, le tronc coupé et asséché en bordure de route. La descente, à droite, d’un chemin de propriété où le goudron avait rendu le sol à la terre, aux bogues et aux feuilles. Les châtaigniers, aux branches courbées et enlacées formant la voûte végétale d’un abri pour les vaches et les sangliers. Et tout au bout du chemin, la barrière en bois laissant entrevoir la maison. C’est là que j’ai passé mon enfance. À Cambia. Il y a maintenant plus de quinze ans.

En rentrant du village, je m’enfermais dans la salle de bains et je pleurais les gnocchis de ma grand-mère dans la cuisine, les heures au milieu des cerisiers et des noisetiers, le noir intact du ciel qui restituait toute la candeur des étoiles et le tracé des comètes ; je pleurais ces instants qui ne reviendraient jamais et qui annonçaient, toujours, un peu plus, la disparition de mes grands-parents et de mes parents. Longtemps, j’ai considéré ces souvenirs comme les branches d’un Éden perdu, ces jardins de l’enfance qui, à mesure que nous avançons dans la mort, signifient notre arrachement à l’existence. Il m’a fallu attendre la veille de mes trente ans pour comprendre que ce n’était pas le cas. J’ai compris qu’il me fallait déconstruire le récit d’enfance, dès lors que ce dernier semblait inscrire dans le monde une rupture entre le temps de l’inaction, l’enfance, et de l’action, la maturité, entre le temps de la béance et de la signifiance, sans même comprendre que ce n’était pas l’action qui réparait l’absurdité de l’existence, mais bien la finitude qui conférait à notre action toute sa grandeur et sa sagesse. Rien ne tient dans la crainte de perdre ce qui est assuré de périr, mais tout réside dans le fait de trouver dans notre périr l’objet nécessaire de notre visée, l’objet de notre don.

Bâtir la mort, comme l’écrivait Montaigne, ce continuel ouvrage, ne pouvait toucher que le mourant du monde ; car « la vie touche bien plus rudement le mourant que le vivant, et bien plus vivement et bien plus essentiellement ». C’est bien parce que nous n’emporterons rien des sentiers aux pierres taillées, des danses des bals du quinze août, des promesses d’amour gravées dans l’écorce, que la vie donne aux lieux, à la foi et à l’amour son sens. Rien ne nous appartient jamais, rien n’est notre propriété, personne ne nous lie, et c’est pourquoi certains lieux, certaines choses, certains personnes nous avivent toujours. Dans les Évangiles, il y a ces mots du Christ qui évoquent le mieux ce rapport consubstantiel entre la mort et le sens :

Car celui qui voudra sa vie, il la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera.

Et que sert à l’homme de gagner le monde entier si lui-même se perd et se détruit ?

Luc, IX, 23-24

La pensée du Christ est merveilleusement résumée par Montaigne : « Qui apprendrait les hommes à mourir, les apprendrait à vivre ». Ce que le Christ indique mieux que quiconque, c’est le chemin qui guide vers la perdition et vers la sagesse : la perdition est toujours l’œuvre de celui ou de celle qui, ne désirant rien perdre de ce qu’il possède, se veut possesseur de tout, de ses proches, de ses biens, de la vie elle-même au prétexte de la mort ; la sagesse, elle, résulte de celui ou de celle qui éprouve le bonheur des heures de grâce parce qu’il transforme la perte en un don.

C’est au fond ce que j’ai appris à retenir de cette maison, aujourd’hui cédée à d’autres familles et à d’autres vies du village ; c’est qu’en quittant cette maison, et en dépassant l’enfance, je suis reparti avec l’apprentissage de la vie elle-même, la profondeur et la grandeur du silence, les heures d’ennui qui forgent l’imagination et intensifient le corps, la beauté de la solitude sur les chemins qui mènent à San Quilicu, au milieu des bêtes et des traces des vies passées ; et bien sûr l’odeur des châtaignes brûlées dans la cheminée, l’intimité des nuits sans portable, sans internet, sans rien d’autre que les pas des sangliers et des hululements des chouettes qui accompagnaient les milliers d’éclats de la voûte céleste.


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