Le professeur Isabelle Casta évoque dans cet article très complet les relations entre le clown et le mal. De la littérature au cinéma, le clown semble reprendre toutes les thématiques liées à la folie, à l’irrationnel et au crime.

Par Isabelle Rachel Casta

Professeur des Universités, Textes et Cultures, UR 4028

Le Joker : figure de proue des nouveaux héros destroy ? il y a de cela, tant il est vrai que les « néo-clowns », ces dernières années, ont pris l’habitude d’occuper nos écrans et de ne pas rigoler. Ou alors très jaune. Ou alors rouge sang…

Olivier de Bryn

« Néo-clowns », vraiment ? Longtemps, l’expression « clown maléfique » présenta une forme d’oxymore, aujourd’hui peu à peu désémantisé au point de former plutôt une nouvelle évidence – on n’ira pas jusqu’à dire un nouveau pléonasme, mais le monde de représentation s’est réinstallé autour de quelques images, quelques exemples, qui occupent désormais le « tout », ou le presque tout, du nuage connotatif entourant la formule.

Peu à peu en effet, le gentil Auguste aux grands pieds de nos enfances, flanqué de son acolyte le clown blanc, moins ridicule et plus autoritaire, s’est effacé devant les masques successivement atroces ou inquiétants de Freddy Krueger, du Fantôme de l’Opéra, du tueur de Halloween ou du… Joker[1] de Batman, au point de les concurrencer au panthéon des icônes terrifiantes – aidé en cela par quelques succès fulgurants, qu’il soient littéraires ou plus visuels.

Sans doute faut-il ‘interroger sur la persistance du « sourire » comme marqueur anémiant de la première « drôlerie » peu à peu muée en sidération glacée – l’Homme qui rit, au rictus perpétuel figé dans sa chair, servant désormais de grand modèle tragique ; on se souvient aussi de l’étrange vieille femme de Mulholland Drive, charmante compagne de voyage de l’héroïne… mais dont le sourire demeure au-delà de la rencontre, plaqué sur son visage comme une annonce démente d’un désastre à venir !

Compagnes du clown maléfique, les poupées[2] au visage abimé, aux réveils monstrueux, contextualisent aussi l’hégémonie grandissante du thème : l’artifice de la dénaturation, censé faire rire, se mue en détronisation de l’humain, en défiguration insupportable ; c’est pourquoi il ne semble pas excessif de voir dans Ça, le roman de King, une forme de perturbation irréversible : plus ou moins inspiré de légendes urbaines bien plus anciennes que le roman lui-même, le récit induit une sorte de nouvelle canonicité, en mettant d’abord l’association du clown et du mal en avant, rejoint par des œuvres disparates mais fédérées par la simple absurdité fonctionnelle d’un personnage censé faire rire, et qui ne suscite plus que méfiance, appréhension, dégoût, gêne…

C’est pourquoi le premier temps de notre réflexion consistera à interroger le caractère d’adynaton que représente le clown maléfique, deux fois complexe (d’abord par la pragmatique du rire à faire naître, ensuite par le retournement du plaisir en horreur), avant de scruter les sèmes d’échec et de malheur enclos dans ces vies déchirées, et d’enfin avancer l’hypothèse que la racine du mal plonge plus avant dans les représentations, qu’il faut sans doute convoquer Dionysos et ses ménades pour cerner Pennywise (Grippe-Sou) ou quelques autres clowns tout aussi scabreux et flippants – mais la question se pose, de savoir si l’on peut aujourd’hui peindre autre chose qu’un rictus d’abomination sur les lèvres cramoisies du plus innocent Paillasse[3] – qui n’est pas ce qu’il est, et qui est ce qu’il n’est pas.

 

Un adynaton[4]… ou presque !

Il n’était absolument pas habillé en clown ; il portait une salopette de fermier avec une chemise en coton en dessous. Mais il avait le visage maquillé avec cet espèce d’emplâtre blanc dont ils se servent, et un grand sourire rouge de clown peint par-dessus. Et ces touffes de faux cheveux, tu sais. Orange. Assez marrantes. (Ça 1, p. 626)

Rappelons des faits : il y a quelques années, des attaques de clowns étaient régulièrement recensées aux États-Unis, en Angleterre, en Australie, au Canada et en Écosse – en Occident, donc. Des clowns se cachaient dans les bois pour n’en sortir qu’au passage de riverains effrayés… Et comme toutes les tendances virales, celle-ci s’est propagée. Que cette « légendes urbaines » – même s’il s’agit plutôt d’un cadre péri-rural – soit l’œuvre d’adolescents farceurs, de campagnes marketing ciblées, l’action de personnes réellement malintentionnées ou bien le fruit de l’imagination des promeneurs (ou peut-être un peu de tout cela dans certains cas), ces clowns sont universellement décrits comme « effrayants » ; or le principal agent propagateur de cette phobie, Stephen King, n’a, lui jamais eu peur des clowns… sauf une fois, en avion, devant un personnage étrange à cheveux oranges disant venir de McDonaldland ! 

Cet homme l’a-t-il inspiré pour concevoir Pennywise (Grippe-Sou dans la version française), forme clownesque que peut prendre Ça pour terroriser ses victimes ? Sans doute, mais pas seulement[5]. Sa démarche était beaucoup plus cartésienne pendant l’écriture du Ça, best-seller en deux époques sorti en 1986 – œuvre qu’il considère comme son « examen final » sur la thématique de l’horreur : « Il avait l’intention que Ça soit son dernier roman d’horreur, lassé de cette étiquette qu’il traînait », explique Émilie Fleutot, créatrice du site Stephen King France.

Du coup, il y a mis ses tripes, tout ce qu’il sait faire en matière de terreur et de cruauté, et ça se ressent. […] J’ai donc créé Pennywise » poursuit-il, « puis la chaine ABC est arrivée et m’a annoncé son désir de produire une mini-série avec Tim Curry dans le rôle du clown. Je trouvais l’idée bizarre mais ça a fonctionné puisqu’il a terrorisé une génération entière de jeunes spectateurs et leur a donné une grosse peur des clowns. Mais il faut dire que les clowns sont déjà flippants à la base.

« Flippants à la base »… là réside sans doute un des aspects de l’adynaton : conçus pour déclencher le rire, les moqueries, le maquillage et la vêture clownesques, dans leur excès carnavalesque et leur détournement des codes sexués[6], peuvent indisposer et créer une forme de dissensus émotionnel fort : on pourrait d’ailleurs se demander si ce n’est pas le cirque[7] tout entier qui désormais génère embarras, questionnements et rejet ! L’étude de Francis T. « Frank »McAndrew, un psychologue social[8], semble soutenir cet état de fait ; il a demandé aux gens d’évaluer le caractère effrayant de différentes professions et… les gagnants, de loin, sont les clowns ! « À bien des égards, les clowns sont la combinaison parfaite de choses bizarres », précise McAndrew :

Non seulement ils ont l’air étrange, mais derrière tout ce maquillage, vous ne pouvez pas dire qui sont les clowns ou ce qu’ils ressentent vraiment. Cela a conduit certaines personnes à conclure que les clowns étaient effrayants parce qu’ils tombaient dans ce qu’on appelle la vallée de l’étrange (Uncanny Valley) une notion inventée dans les années 1970 par le roboticien Masahiro Mori pour désigner le fait que lorsqu’un objet atteint un certain degré de ressemblance anthropomorphique, il naît chez les personnes observées une sensation d’angoisse, voire de malaise.

Nous acceptons les imitations d’humanité (simulacres, marionnettes, pantin de ventriloquie…) mais sommes repoussés par ceux qui ont l’air « trop » humains. C’est ce dont souffre le pathétique et féroce Joker : « Le clown humilié se transforme en porte-parole sanguinaire de tous les damnés[9]. » Paradoxe suprême : les clowns sont humains, mais « des-humanisés » par les fards et les gigantesques vêtements ; du coup, ils sont trop étranges pour être des nôtres, mais pas assez pour appartenir vraiment à un autre groupe identifiable…

En cela les clowns font peur parce qu’ils brouillent les lignes, avec un maquillage épais déformant leurs traits – sans parler de ces pieds énormes et de ces chevelures fantasques : 

Un clown se tenait dans l’égout. L’éclairage n’y était pas fameux, mais néanmoins suffisant pour que George Dendrew n’ait aucun doute sur ce qu’il voyait, un clown, comme on en voit au cirque ou à la télé. Bozo ou Clarabelle, celui (ou celle, George n’était pas très sûr) qui parlait à coups de trompe dans les émissions du dimanche matin. Le visage du clown était tout blanc ; il avait deux touffes marrantes de cheveux rouges de chaque côté de son crâne chauve et un énorme sourire clownesque peint par-dessus sa propre bouche. […] Il était vêtu d’un ample vêtement de soie fermé d’énormes boutons oranges ; une cravate d’un bleu électrique éclatant pendait à son cou, et il avait de gros gants blancs comme ceux que portent toujours Mickey et Donald. […] et George vit changer le visage de Grippe-Sou. Ce qu’il découvrit était si épouvantable, qu’à côté, ses pires fantasmes sur la chose dans la cave n’étaient que des féeries[10].

« Ça”, ou “It” en version originale, aussi connu sous le nom de Grippe-Sou le clown, a décidément traumatisé toute une génération d’enfants. Pire encore, il est sûrement la cause de la phobie des clowns ; visuellement, Ça est d’abord une mini-série télévisée[11] (1989) qui se présente comme une adaptation du livre éponyme. Il deviendra plus récemment un film[12] en deux parties, aux effets spéciaux plus sophistiqués, mais gardant exactement la même trame.

Dans une petite ville fictive du Maine, des événements tragiques se produisent, périodiquement des enfants disparaissent ou sont tués de manière atroce. Un groupe de gamins, unis par leur commune incapacité à être « populaires », décide alors de traquer cette « chose » abominable qui hante les pensées et qui semble vivre dans le réseau d’égout. L’entité maléfique n’est d’ailleurs pas réellement un clown[13], mais c’est la forme qu’elle préfère prendre pour terroriser les petits, comme y insiste Guy Astic : « It est un cas particulier. On ne peut pas parler de contagion, si ce n’est celle de la peur, car la chose est avant tout un prédateur qui rompt l’harmonie de Derry pour un temps seulement et de façon cyclique[14]. »

La « chose » est aussi anthropophage, comme les zombies croque-mitaines à la Candyman[15]. Le clown de King symbolise donc à lui seul toutes les peurs infantiles, rassemblées sous le pronom indéfini « ça », c’est-à-dire la chose qu’on n’ose pas imaginer et à laquelle on ne veut pas penser. Il n’est vu que par certaines personnes – en fait, les enfants –  renforçant l’aspect horrifique du phénomène ; en effet, comment convaincre les autres qu’il existe bel et bien et qu’il représente une menace, si seul un tout petit nombre est dans la capacité de le voir ? Pour Ben, il se fait lycanthrope : 

Le loup-garou fit brusquement demi-tour. Avec toujours la même lucidité démente, Ben remarqua qu’il portait un jean Lévi-Strauss décoloré dont les coutures avaient craqué. Un gros mouchoir rouge raide de mucosités, du genre de ceux qui servent de foulard aux mécaniciens de locomotive, pendait dans sa poche arrière. Sur le dos de son blouson d’université, on lisait : équipe des tueurs du lycée de Derry. En dessous : Grippe-Sou. Et au milieu un numéro : 13[16].

Pour le groupe entier, il apparait sur de vieilles photos, déjà grimaçant et déjà paradoxal : « Le clown, habillé en mauvais garçon caricatural (chaussures blanches, guêtres, pantalon étroit), un pied sur le marchepied d’un coupé, buvait du champagne dans la chaussure à talon aiguille d’une femme. » (Ça 2, p. 74) Le contraste entre la fonction sociale attendue (faire le pitre) et le comportement observé (un geste de noceur à l’érotisme grossier) l’ancre bien dans cet « adynaton », dont nous avons fait notre observation première. De plus, pour Guy Astic, c’est la longueur même du roman qui permet un  nuancier de terreurs quasi infinies, tant le fond est riche : « Pareille bivalence est surtout vraie pour le roman fleuve, matière première des adaptations télévisuelles de King, avec It[17]. »

Cette bivalence n’a sans doute jamais été aussi bien exploitée que dans la seconde adaptation de l’œuvre de Stephen King. Car si l’interprétation de Tim Curry dans la mini-série d’ABC (diffusée sur M6 en 1993) a marqué toute une génération de gamins né dans les eighties, celle de Bill Skarsgård dans Ça et Ça : chapitre 2, sorti en 2017, puis 2019, en salles, marque indéniablement la nôtre. En effet, rappelons que 27 ans après sa première venue à Derry, le clown tueur Pennywise est de retour dans la petite ville du Maine. Or, en 27 ans, les membres des « losers » se sont tous enfuis de Derry. Tous sauf Mike. Ce dernier devra alors leur imposer de se souvenir d‘un été que les autres avaient voulu effacer, et les convaincre de revenir et de se débarrasser du monstre pour de bon : 

Bill fit aussi la grimace mais ne s’écarta pas pour autant du livre, car il pensait que le clown allait disparaître comme la parade avec ses soldats, sa clique, ses scouts et la Cadillac exhibant Miss Derry 1945. […] Mais il ne s’évanouit pas selon la courbe qui semblait délimiter cette ancienne existence. Au lieu de cela, il bondit avec une grâce effrayante sur un réverbère au tout premier plan de la photo, sur la gauche. Il l’escalada comme un singe et son visage vint soudain se presser contre la solide feuille de plastique qui recouvrait chacune des pages de l’album de Will Hanlon. […] Et pendant un instant, il fut le loup-garou – une tête de lycanthrope argentée par le clair de lune les observant à la place de celle du clown, babines retroussées sur des crocs.  « Pouvez pas m’arrêtez, je suis le lépreux ! » C’était maintenant le visage hanté et pelé du lépreux, couvert de plaies purulentes qui les regardait avec des yeux d’un mort-vivant. « Pouvez pas m’arrêter je suis la momie ! »  Le visage du lépreux se mit à vieillir et à se couvrir de fissures. D’antiques bandelettes se détachèrent à moitié de sa peau et se pétrifièrent ainsi. Ben détourna à demi la tête, blanc comme un linge, une main collée à l’oreille. « Pouvez pas m’arrêter, je suis les garçons morts !» « Non, hurla Stan Uris. » (Ça 2, 76)

Il est tentant bien sûr de symétriser l’écart temporel qui sépare les deux époques fictionnelles de Ça, et celui qui sépare les deux adaptations : 27 années également… Les spectateurs sont censés avoir ainsi suivi la même évolution que les héros, et s’identifier encore davantage à eux :

L’organisation basique de la trame est binaire. Elle vise un équilibre qui repose sur l’orchestration des contraires : le manichéisme flagrant […] valable pour l’ensemble des adaptations, la contamination du Mal qui départage les personnages […] surtout le double mouvement dans It qui articule la confrontation des sept gamins avec Grippe-Sou dans les années 50 et la lutte des six rescapés avec la Chose de nouveau réveillée trente ans plus tard. […] Le téléfilm s’étoffe, se sérialise de l’intérieur : le spectateur assiste à des films dans le film, entre autre dans Itvéritable anthologie de la terreur qui décline à l’envie des séquences autonomes d’histoires d’épouvantes[18]

Pourtant, Pennywise est loin d’être le seul clown flippant des visualités pop ; que penser de Twisty, la créature d’American Horror Story (AHS)[19], ou de Krusty, l’idole de Bart Simpson ? La multiplication, dans la saison 7 d’AHS, des clowns malfaisants interroge d’ailleurs sur la viralité, annonce d’anodination, du phénomène. Ce sera l’objet de ce second moment. 

Penny, Krusty, Twisty… les recalés de l’Univers ?

Une correspondance des arts qui ne surprend guère dans le contexte de l’idéologie du représentable, véritable pierre de touche du fantastique et de l’horreur modernes. […] Preuve en est le témoignage de Tommy Lee Wallace, réalisateur de It en 1990 : Il souligne la fusion naturelle du livre – et du scénario fidèle de Lawrence D. Cohen – avec le format de la mini-série TV[20].

La peur du clown a pris une telle ampleur, qu’elle a même un nom : la coulrophobie (un sentiment incontrôlable provoquant accélération du rythme cardiaque, spasmes, voire difficultés respiratoires). Cette figure devenue diabolique colonise d’ailleurs les fictions, en particulier les slashers… comme le déjà cité Joker dans Batman, ou le Twisty de la quatrième saison d’American Horror Story, Freak Show (2014) ; Stan, l’un des membres de la bande des losers, amis de Ben et ennemis de Grippe-Sou, mourra d’ailleurs plutôt que de retourner affronter l’horreur : « Stan Uris qui allait mourir vingt-sept ans plus tard dans sa baignoire, les poignets entaillés en croix, se mit sur les genoux puis sur ses pieds et courut. Il traversa Kansas Street sans même faire attention à la circulation et ne s’arrêta que de l’autre côté, haletant, pour regarder derrière lui » (Ça 1, p. 419).

Notons d’ailleurs que cette progressive migration d’un caractère jadis sympathique (que l’on songe à la variante chaplinesque, ou fellinienne, du clown triste) a fini par irriter la profession, confrontée à une désaffection et à une méfiance grandissantes… et pour les clowns professionnels, il n’y a rien de drôle dans Freak Show, quatrième saisond’American Horror Story ; cette dernière, qui met en scène une galerie de personnages étranges et étonnants, compte notamment un personnage de tueur en série prénommé Twisty The Clown, interprété par John Carroll Lynch[21]. Un tueur en série qui torture les couples avec des ciseaux, enferme des enfants dans des bus…

Bref, un personnage de fiction qui n’est pas vraiment du goût des clowns professionnels, pour qui ce tueur entretient une peur des clowns : « Hollywood se fait de l’argent en rendant le normal sensationnel. Ils peuvent prendre n’importe quelle situation normale et la transformer en cauchemar », a dénoncé Glenn Kohlberger[22], le président du plus grand club de clowns aux Etats-Unis, Clowns of America International : « Nous ne soutenons en aucun cas les médias qui font dans le sensationnel et ajoute à la coulrophobie ou peur des clowns ». Or, la série American Horror Story n’est pas la première, comme on l’a vu, à mettre en scène un personnage de clown maléfique, figure devenu récurrente dans la culture cinématographique. 

D’ailleurs, près de dix millions de téléspectateurs américains ont suivi le premier épisode de Freak Show[23], un record pour la chaîne FX. Et dès le quatrième épisode de la série, on en apprend plus sur le « héros » adjacent du show, à propos duquel s’exprime Ryan Murphy : « Il y a une grande histoire derrière ce clown et ses actes sont adaptés d’une légende urbaine que nous avons découverte » ; un clown maléfique s’amuse à massacrer des gens, sans raison apparente… ce « Twisty », personnage réellement effrayant avec son horrible masque, s’attaque en effet d’emblée à un jeune couple, tuant l’homme avec une violence sauvage et kidnappant sa fiancée pour la retenir, captive, dans sa roulotte.

Mais son apparition dans l’épisode Deux est plus frappante encore : au fond d’une boutique de costumes et de farces et attrapes, il se dissimule parmi les autres défroques, horreur saugrenue parmi d’autres horreurs saugrenues – à peu près comme Grippe-Sou chez King : « Il était vêtu d’un ample vêtement de soie fermé d’énormes boutons oranges ; une cravate d’un bleu électrique éclatant pendait à son cou, et il avait de gros gants blancs comme ceux que portent toujours Mickey et Donald. » (Ça 1, 25).

Bref, on le voit sans le voir… jusqu’à ce qu’il bouge imperceptiblement, dévoilant une présence humaine là où l’employé, venu livrer une commande, ne distingue qu’un groupe indistinct de panoplies. Mal lui en prend… le surgissement de ce montre visuel, au gigantesque sourire figé en acier chromé, provoque un pur jump scare ; en marge de cela, la série est axée sur l’installation d’un… cirque de « monstres » – d’où le titre du premier épisode Freak Show – dans une petite ville américaine. C’est d’ailleurs l’arrivée de cette joyeuse bande qui va éveiller les pulsions meurtrières de notre clown… qui est devenu un implacable meurtrier par vengeance : pour rappel, il adorait amuser les plus petits et avait été accusé (à tort) d’être un pédophile.

Il avait tenté de mettre fin à ses jours, et sa mâchoire en a été quasi détruite, d’où le masque épouvantable qu’il porte en permanence… Le bridge « clown+enfants » éveille une telle méfiance, aujourd’hui, qu’elle semble peu à peu contaminer les rapprochements « enfants+Père Noël », eux aussi dissimulés, eux aussi suspectés d’être de pervers en puissance, et sans doute Ryan Murphy s’est-il souvenu d’un passage de Ça, qui associe étroitement Grippe-Sou à l’enfance : « Le clown faisait des cabrioles et des sauts périlleux le long du défilé, mimant un tireur, un salut militaire. Et Bill, pour la première fois, remarqua que les gens s’écartaient de lui, non pas tout à fait comme s’ils avaient vu, mais plutôt comme s’ils avaient senti un courant d’air ou une mauvaise odeur. Seuls les enfants le voyaient – et s’en éloignaient. » (Ça 2, p. 76). Bref, trois ans plus tard, récidive ! 

Dans Cult, septième saison d’AHS – la première qui se veut réaliste et qui n’utilise pas le surnaturel pour faire peur – Ryan Murphy a de nouveau recours aux clowns tueurs (une mystérieuse bande des cinq) pour effrayer les fans inconditionnels… ainsi que les personnages principaux de la série. Cependant, au début, personne ne sait qui ils sont et ce qu’ils veulent vraiment : le héros, Kai, sorte de tribun populiste délirant, pourrait parfaitement être le « clown à trois têtes », avec son visage orange et ses cheveux bleus… mais d’autres protagonistes, nommés Ivy, Meadow[24], Harrison et Winter, ou encore un détective du nom de Samuels, sont également suspectés.

Au cœur de l’intrigue, se trouve en effet un couple de femmes, très « lesbian chic », Ivy et Ally, peu à peu miné par les phobies incapacitantes d’Ally ; elle souffre entre autres de la fameuse coulrophobie, ici mise dramatiquement en abîme, et pourrait devenir folle de peur chaque fois qu’elle croise un des clowns de la sinistre bande. Cela donnerait un argument imparable à sa compagne Ivy, en cas de divorce, pour obtenir la garde de leur fils Oz… De là à penser que cette parade sanglante est orchestrée par Ivy, il n’y a qu’un pas ; franchi, pas franchi ? 

Produit pendant la première année du gouvernement Trump, la saison joue aussi sur l’aspect « clownesque » du président (aux yeux de ses détracteurs, bien sûr) pour faire de cette bourgeoisie démocrate, obsédée de « political correctness » un îlot de résistance à la fois sympathique et ridicule ! L’anecdotique retour de Twisty (celui qui tord !) crée une forme de liage avec le syndrome des « gueules cassées », ces défigurés de retour de guerre, ou ces suicidés ratés mais abîmés, que le masque de clowns cache et révèle à la fois.

Quelquefois, seule la maladie est responsable, et la dé-figuration devient presque une trans-figuration, comme le montre It : « Je ne pouvais m’empêcher de penser à l’été 58 ; j’avais peur de regarder derrière moi et d’apercevoir le clown… ou le loup-garou…ou la momie de Ben… ou mon oiseau. Mais avant tout, j’avais peur que quelle que soit la forme que prenne la chose, elle exhibe le visage ravagé par le cancer de mon père. » (Ça 1, p. 442).

Dans les freak shows[25] en effet, les anomalies humaines sont exploités et exhibées jusque dans les années 1930 (on se souvient d’Elephant Man) ; le clown subsume ces disgrâces en masque et en maquillage, mais l’idée que peut-être, sous le masque se cache un autre monstre, ou un Alien, fait son chemin ; c’est pourquoi la création de Matt Groening, le clown Krusty, semble représenter une intermédialité bienvenue, entre l’abomination surnaturelle de King (« Écrits sur l’intérieur de la porte, écrits en lettres de sang en train de sécher, il y avait ces mots : arrêtez maintenant sinon je vous tue, avis aux petits malins de la part de Grippe-Sou », Ça, t. 2, p. 186), et la fraicheur candide de Kiri le clown, qui chante bien joyeusement : « les clowns, c’est fait pour rire » en 1966 ; qui oserait encore l’affirmer, au premier degré ?

Krusty le clown (nom de scène de Herschel Schmoikel Pinchas Yerucham Krustofski !), personnage fictif de la série télévisée d’animation Les Simpson[26], apparaît pour la première fois dans le court métrage diffusé pendant le Tracey Ullman Show, en 1989, The Krusty the Clown Show. Ce clown est l’animateur de l’émission de télévision préférée de Bart et Lisa, une combinaison de pitreries pour enfants et de dessins animés, dont l’affreux Itchy et Scratchy.

Krusty est toujours dépeint comme un fumeur toxicomane, cynique et déprimé, épuisé par une industrie du spectacle qu’il n’abandonne pourtant pas. Il est l’un des personnages les plus réguliers de la série, partiellement inspiré par Rusty Nails, un clown de télévision de la ville natale de Groening, Portland dans l’Oregon ; il est dessiné de manière à ressembler à Homer Simpson avec un maquillage de clown, dans le but premier de faire que Bart adore un clown qui ressemble à son propre père. Sa voix originale s’inspire de Bob Bell, qui interprétait Bozo le clown sur WGN-TV.

Herschel Shmoikel Pinchas Yerucham Krustofski nait dans le quartier sud-est de Springfield. Son père, Hyman Krustofski, est rabbin, et commence par le rejeter, avant de se réconcilier avec lui… tardivement ; un nommé Tahiti Bob est pendant de nombreuses années le principal comparse de Krusty, mais les incessantes maltraitances de Krusty envers celui-ci le conduisent à élaborer le meurtre de son bourreau, même si ses plans sont sans cesse contrecarrés par Bart.

On peut lire là une des nombreuses situations beckettiennes, où un tandem fait irruption sur scène en se querellant, comme Lucky et Pozzo, clown blanc et Auguste, maître et souffre-douleur. Ces binômes de clowns dont l’un est le bourreau, même soft, de l’autre, que l’on trouve prioritairement dans En attendant Godot[27] de Samuel Beckett, remontent aux couples de tueurs fréquents chez Shakespeare, qui affectionne les duos parfois dépareillés ou parfois interchangeables, à la façon des assassins dans Richard III ou des fossoyeurs dans Hamlet. 

Ces binômes obsessionnels réactivent et réarticulent le thème d’une complémentarité entre la lumière et l’obscurité, ou même en poussant un peu loin la comparaison entre Dionysos – qui serait l’Auguste aux blagues scabreuses et au nez écarlate, et Apollon que rappellerait le clown blanc, aux vêtements souvent scintillants et au phrasé plus châtié et plus sérieux. Cette bipolarisation, si elle n’est pas très frappante dans Les Simpson, travaille cependant en sourdine le cheminement opéré entre l’exceptionnalité de Pennywise et la multiplicité des clowns de la saison 7 de AHS : on est passé en quelques années du solitaire prédateur (Ça) à la troupe bigarrée de Cult, visiblement plus inspirée encore de Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971) que de la créature démoniaque de King.

À l’origine pourtant, Krusty est juste un homme normal maquillé en clown, mais David Silverman explique que « à un moment donné, les scénaristes ont décidé de le faire ressembler à un clown tout le temps », même si son véritable visage peut être vu dans les épisodes Un clown à l’ombre et Tel père, tel clown. Quelques épisodes plus tardifs font du « vrai » (?) visage de Krusty un sujet de gag et d’équivocité : dans l’épisode Krusty le retour, abandonnant l’idée de naviguer loin avec une nouvelle identité, il quitte son bateau et nage vers le rivage, laissant une trace de maquillage jaune dans son sillage et révélant son visage naturellement blanc dessous.

Sur le rivage, il secoue ses cheveux noirs, révélant ses cheveux verts naturels, et supprime son faux nez d’aspect normal sous lequel apparaît son nez vraiment rouge et globuleux… ainsi, le clown est premier, et seul l’artifice peut cacher cette donnée déstabilisante ; entre les clowns tueurs gore de AHS et le métamorphe horrifique de Stephen King, peut donc se glisser un clown de l’entre-deux, ni très positif ni non plus psychopathe redoutable. 

Il faut quand même redire que le plus atroce de tous les clowns n’est pas un clown, mais une araignée cosmique, dont chaque apparition crée un effet majeur de body horror : 

Il se trouvait dans le noir, enfoncé jusqu’aux épaules dans le corps convulsé de l’Araignée. Par ses oreilles bouchées, il entendait un son assourdi comme le battement régulier d’une grosse caisse : wak- wak -wak- wak- comme celles qu’on voit parfois à la tête des parades de cirque, lorsqu’elles font leurs spectaculaires entrées en ville, dans une débauche de monstres et de clowns cabriolants. Le bruit de son cœur. » (Ça 2, p. 452-453)

En conclusion de ce second moment, c’est sans doute vers la lecture critique du Joker, proposée par Olivier de Bryn, qu’il faut se tourner : 

Le triomphe international du film de Todd Phillips sorti en octobre 2019 montre que les personnages maléfiques et incontrôlables ont le vent en poupe. […] c’est un anti-héros sinistre et inquiétant surfant sur les déraisons contemporaines qui a tourneboulé le box-office ces derniers mois. Son nom : le Joker, un personnage mythique de l’univers DC Comics et de la galaxie Batman qui, depuis son apparition dans les « Comics Books » des années 1940 et jusqu’à une période récente, se contentait de jouer les seconds rôles et d’incarner le mal […]. L’inquiétant Arthur Fleck : un loser qui erre dans un Gotham City ultra-réaliste, travaille comme clown de rue pour quelques dollars et souffre de schizophrénie[28].

Il a seul la clé de cette parade sauvage… dirait Rimbaud, et cette « schizophrénie » ici mise en exergue conditionne une bonne part de la toxicité des mauvais clowns, comme nous allons maintenant le détailler. 

Sous le masque, un masque… l’impossible anagnorisis

Ainsi à la diffusion de It, le spectateur retrouve-t-il ses automatismes et son penchant à l’identification, une fois l’argument fantastique prédigéré […] Il livre des variations excessives à la limite du mélodrame sur les plus grands thèmes essentiels et moraux, de l’enfance à la perversion (It)[29].

Le terme d’anagnorisis signifie, pour faire simple, la reconnaissance : c’est sur cet affect que reposent l’empathie, la confiance, le bien-être… Or, nous avons constaté que souvent, sous le masque il n’y a qu’un autre masque, ou une défiguration plus terrible encore… voire le vide, le néant : « Accroché à ma lampe de lecture, se trouvait un unique ballon. Rempli d’hélium, il flottait dans les rayons obliques du soleil matinal qui tombaient des hautes fenêtres. Dessus on voyait mon portrait, sans yeux, du sang coulant des orbites déchiquetées, la bouche tordue sur la fine enveloppe de caoutchouc. Je poussais un hurlement en le voyant. Son écho se répercuta dans la bibliothèque, faisant vibrer l’escalier de fer conduisant à la réserve. Le ballon explosa. » (Ça, t. 1, p. 457).

Combien de films, sur le modèle de The Mask, brodent sur le thème du masque « fondu » dans le visage, si intimement incrusté qu’il en en devenu un nouvel individu, un hybride insécable en quelque sorte ? Mais cette adultération peut également se jouer au niveau symbolique, comme le montre le cas de Krusty. Sa judéité ne faisait pas partie du concept, mais l’idée est ajouté par Jay Kogen dans le but de faire de l’épisode  Tel père, tel clown, une parodie complète du Chanteur de jazz[30] (1927; la décision est prise de faire de Krusty un juif et de son père un rabbin. On pourrait s’interroger sur le caractère doucement burlesque des vrais noms de Krusty ; l’accumulation des noms « super juifs » crée en effet une forme d’antiphrase mentale entre le sérieux du métier de rabbin (le père) et la dérision du métier de clown (le fils). 

Sans doute qu’en France l’ironisation des noms juifs (nomen omen) serait plus difficile, déclenchant peut-être un soupçon sinon d’antisémitisme, du moins de dérision mal placée. Mais aux Etats-Unis, être juif n’est pas un problème ni une particularité… On peut s’en amuser à stricte égalité avec n’importe quelle autre spécificité, du moment que la moquerie est partagée, réciproque, et surtout totalement acceptée par la communauté même qui en est l’objet. La réconciliation finale de Krusty et de son père s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne du final du Chanteur de jazz, dont le personnage du clown est une transposition revendiquée, parodique mais admirative. D’ailleurs son apparence physique a été significativement modifiée, en se basant sur celle de Groucho Marx, afin qu’il paraisse considérablement plus âgé…Consécration suprême : en 2003, Krusty est inclus dans une exposition sur l’histoire des artistes juifs au Musée juif de New York.

Autre tabou retraversé dans l’autre sens : non seulement Krusty n’est pas pédophile, mais il est même passablement pédophobe, comme le souligne plaisamment News Online, qui décrit la « haine de Krusty envers les enfants », marquée dans l’épisode Les Jolies Colonies de vacances par cette réplique de Krusty : « Ça en fait des règles ! On se croirait dans un club de strip-tease ! » ; ici le dissensus n’est plus entre l’innocence et la perversion, mais entre la nécessité implicite d’aimer les enfants (c’est eux le public), et l’exaspération qu’ils déclenchent souvent ; maléfique, Krusty ? non, mais pas role model non plus… Il prépare en quelque sorte l’accès au démon superlatif, comme l’analyse G. Astic :

Ainsi, le Mal, l’aberration ou la monstruosité ont-ils droit de cité dès les premières minutes du téléfilm sans pourtant représenter leur centre de gravité. Ils sont en effet réduits aux parts congrues mais néanmoins stratégiques des prologues, cliffangers et séquences obligées de terreur, souvent démotivées en regard de leur inscription nécessaire dans le texte initial[31].

Alors, nous avions évoqué « la vallée de l’étrange » pour éclairer le malaise né de la vision des clowns, mais cela n’explique que partiellement pourquoi les clowns font peur. Or, si la « vallée de l’étrange » pouvait réellement s’appliquer à eux, alors tous auraient toujours suscité des sentiments de terreur ; pourtant, de nombreux clowns ont été adorés du public (comme Clarabell, Bozo, le Suisse Grock, Achille Zavatta en France ou Popov en Russie). Donc, toujours selon McAndrew, croisé plus haut, ce qui rend vraiment les clowns effrayants, c’est qu’ils sont ambigus à bien des égards : « Si une personne est prête à bafouer les conventions de la société en s’habillant et en agissant comme le fait un clown, quelles autres règles est-elle prête à enfreindre ? » 

Cela correspond à ce que McAndrew a pu déterminer dans le cadre de son étude. Il a interrogé plus de 1 300 personnes pour déterminer quels comportements et caractéristiques physiques les gens trouvaient effrayants. Le facteur commun était l’imprévisibilité ; « ce n’est que lorsque nous sommes confrontés à l’incertitude quant à une menace que nous avons des frissons », écrit-il dans un article de psychologie. « Il serait considéré comme impoli et étrange de s’enfuir au milieu d’une conversation avec quelqu’un qui peut sembler effrayant mais qui est en fait inoffensif ; et en même temps, il serait périlleux d’ignorer votre intuition et de dialoguer avec cet individu s’il est, en fait, une menace. L’ambivalence vous laisse figé sur place, et vous n’avez d’autre choix que de vous vautrer dans l’inconfort. »

C’est exactement le sentiment décrit par King, dans la scène « choc[32]» qui – on s’en rappelle – est peut-être à l’origine de l’étrange Grippe-sous : « Le clown leva la tête et sourit à Chris. Chris dit qu’il vit ses yeux qui brillaient comme de l’argent, et ses dents –  grandes et énormes. « Comme celles d’un lion de cirque, ajouta-t-il. Vraiment grosses comme ça. » (Ça 1, p. 45). 

Les clowns ont toujours su tracer une ligne entre le divertissement et le mal. Il est donc facile de renverser le trope traditionnel du joyeux clown – et cela ramène aux effrayantes attaques de clowns perpétuées il y a quelques années, en 2016[33]. Pourquoi ont-elles à ce point afflué sur les réseaux de partage ? Michele Coscia, informaticien à Harvard, étudie ce qui fait qu’une idée devient virale en ligne, et il se dit surpris que le « mème[34] » du clown effrayant soit relayé avec autant de succès. Mais Coscia a une hypothèse : quand il regarde un mème sur des sites, ce site peut créer une mesure de « canonicité » pour établir à quel point c’est inhabituel, et une canonicité inférieure signifie que l’idée est plus inhabituelle et donc plus susceptible de devenir virale.

Dans le cas d’observations de clowns effrayants, « il y avait des mèmes de clowns farceurs et de clowns terrifiants, mais pas la conjonction des deux », dit Coscia. « Habituellement, je vois que plus le pic de popularité est élevé, plus la durée de vie du mème est courte », explique-t-il  donc, « si les clowns effrayants deviennent extrêmement populaires, les gens s’en lasseront rapidement » ; peut-être, mais pourtant, difficile d’oublier le film de 1988, Killer Klowns from Outer Space, involontaire chef d’œuvre de kitsch horrifique, sorte de version coulrophobe des Gremlins !

La psychologie sociale est alors entrée en jeu car « les réseaux sociaux nous donnent une fausse idée de l’ampleur d’un phénomène donné et du degré de menace que nous devrions ressentir », dit McAndrew. Il y a cependant très, très peu de chance qu’un jour nous « flottions en bas », nous aussi :

« Nous flottons tous en bas », coassa le clown-momie. Ben se rendit soudain compte avec horreur que le clown avait atteint il ne savait trop comment le pont et qu’il se tenait maintenant en dessous de lui, tendant une main sèche, déformée, d’où pendaient des lambeaux de peau froufroutant comme des oriflammes, une main qui laissait voir ses os d’ivoire jauni. (Ça 1, p. 221)

La valse des pantins : Sous le signe du diasparagmos…

Si ça se trouve, c’était peut-être un clown véritable. Dans les années 20 et 30, la foire du comté d’Etsy avait lieu beaucoup plus tôt dans la saison, et elle battait son plein au moment de l’affaire Bradley. […] il était deux heures vingt-cinq, ce jour-là, quand la fusillade a commencé ; le soleil brillait, mais le clown ne projetait aucune ombre. Pas la moindre. (Ça 1, p. 627)

Le clown horrifique, réitération d’un script d’imaginaire sociétal ? Si nous avons choisi la figure du diasparagmos pour conclure cette évocation des néo clowns maléfiques, c’est parce qu’il nous semble pertinent de souligner la pulsion de déchirement et d’arrachement qui marque la mythologie sanglante de Grippe-Sou comme de Twisty ; les deux en effet mutilent leurs victimes en arrachant des têtes ou des bras, dans une apocalypse cruente qui dénote de leur part la volonté systématique de détruire la monade humaine dans ce qu’elle a de plus prometteur et de plus vulnérable, par exemple l’enfant Georgie au tout début de Ça – ou la confiance que Beverly a dans son propre courage : 

La télé s’alluma d’elle-même. Elle se tourna vivement et vit sur l’écran un clown en costume argenté avec des gros boutons oranges. Il avait deux orbites creuses et noires à la place des yeux et quand ses lèvres maquillées s’étirèrent sur un sourire qui s’agrandissait indéfiniment, elles découvrirent des dents comme des rasoirs. Il tenait à la main une tête coupée, dégoulinante de sang ; on ne lui voyait que le blanc des yeux et la bouche pendait, béante, mais elle reconnut immédiatement Freddie Firestone. Le clown se mit à rire et à danser. Il balançait la tête dans tous les sens, et des gouttes de sang vinrent s’écraser sur la partie interne de l’écran de télévision. Elle les entendait grésiller. » (Ça 2, p. 347)

On se souvient que dans AHS, c’est en contemplant la tête tranchée d’une précédente victime que le malheureux livreur est à son tour lacéré par Twisty, ce qui évoque la tête trouvée dans un frigidaire par la petite bande des losers sympathiques au début de leur lutte finale contre le monstre (« Les gosses morts dans le château d’eau. Du sang que seuls les gosses peuvent voir, pas les adultes. Des clowns qui se promènent sur le canal gelé. Des ballons qui avancent contre le vent. Des momies. Un lépreux sous un porche. », Ça 1, p. 421) ; cette pulsion renforce l’an-humanité du clown, qui met littéralement en pièces ce qu’il ne peut plus atteindre autrement, l’harmonie heureuse d’une personne authentique.

Notons aussi que dans toutes les communautés de fans kingiens le personnage de Pennywise sert de support à des milliards de fan fictions, de mises en scènes gores et de réactivations horrifiques ou flatteuses, ce qui nous permet de rejoindre ici la thèse fondamentale de Guy Astic, l’idéologie forcenée du représentable. Le clown maléfique, c’est ce qui se voit et s’entend, et son ricanement obscène qui excipe autant de Gwynplaine que de Quasimodo, envahit les écrans pour couvrir nos propres sourires gênés, et notre bienséance inopérante.

Pourtant, l’anéantissement de Grippe-Sou, et les divers châtiments qui frappent les clowns d’AHS, donnent une résonnance particulièrement humaniste au message ultime de Stephen King : « Éloigne-toi, et tâche de garder le sourire au volant. Trouve un peu de rock n roll à la radio, et va vers la vie qui t’attend avec tout le courage et toute la foi que tu pourras trouver en toi. Sois honnête, sois courageux, fais face. Tout le reste n’est que ténèbres. » (Ça 2, p. 498)

Bibliographie d’appoint

  • Vergeron Alain, « L’art de la peur », Stephen King 30 ans de terreur, éd. Hugues Morin, Québec, Alire, 1997.
  • Astic Guy, « L’excessive interaction de l’image-mouvement et de l’écriture fantastique chez Stephen King », in Florent Montaclair (dir.), La Littérature dans les arts, Centre UNESCO, Didier Érudition, 1999.

Notes

[1] Antagoniste successivement incarné par une pléiade de stars : César Romero, Jack Nicholson (à côté du Pingouin Dany DeVito), Heath Ledger, Jared Leto, Joaquin Phoenix et enfin Barry Keogan – à côté du riddler Paul Dano et du Pingouin Colin Farrel (2022). 

[2] On lira The Dollmaker, de Nina Allan, édition Tristram… et on peut aussi voir l’éprouvant film de Gisèle Vienne, Jerk, où des marionnettes, menées par Jonathan Capdevielle, rejouent les meurtres horribles de trois serial killers (Dean Corll, David Brooks et Wayne Henley).

[3] L’opéra Pagliacci (Ruggero Leoncavallo) a pour la première fois mis en scène un clown meurtrier en 1892, mais la figure du clown diabolique n’a vraiment pris son essor dans la culture populaire que dans les années 1970 et 1980.

[4] L’adynaton, du grec ἀδύνατον, est une figure de style qui consiste en une hyperbole inconcevable. Elle est proche de l’hyperbole et de l’exagération, au moyen d’une accumulation irréaliste.

[5] On pense que Stephen King prit pour inspiration le serial killer homo-pédo-criminel John Wayne Gacy, alias « le clown tueur », qui fut inculpé pour le meurtre de 33 personnes. Auparavant, dans les rues de Chicago, il divertissait les passants sous l’identité de « Pogo le Clown ». En prison, Gacy commença à peindre, notamment des portraits de clowns, de Bambi, de Blanche-Neige… avant son exécution en 1994. Ici, King retourne donc totalement l’archétype du personnage du clown censé faire rire les enfants pour le transformer en un de leurs pires cauchemars.

[6] Il y a peu de clowns femmes – à part bien sûr Gelsomina, le souffre-douleur de La Strada (F. Fellini, 1954).

[7] La question des « animaux de cirque » se pose par exemple de façon récurrente, et cette exhibition est devenue intolérable à beaucoup. 

[8] Il a publié la première grande étude sur l’effroi en 2016 : On the Nature of Creepyness.

[9] Olivier De Bruyn, « De quoi Joker est-il le nom ?», Marianne, 1-7 mai 2020, p. 61.

[10] Stephen King, Ça, William Desmond (trad.), Albin Michel, 1988, p. 24-25. On codera désormais : Ça 1.

[11] Tommy Lee Wallace (réal.), Ça, © ABC, 1990.

[12]  Andrés Muschietti (réal.), Ça, © Vertigo Entertainment, 2017 et 2019.

[13] Il s’exprime en utilisant un vocabulaire plein de sous-entendus douteux, dénotant la prédation sexuelle pédophile.

[14] Guy Astic, op. cit., p. 553.

[15] Il serait intéressant de comparer avec le film éponyme de Nia Dacosta (2021), comme traitement d’une autre légende urbaine… ou creepypasta.

[16] Stephen King, Ça, t. 2, (1986), William Desmond (trad.), Albin Michel, 1988, p. 219. On codera désormais : Ça 2.

[17] Guy Astic, op. cit., p. 549.

[18] Ibid., p. 552.

[19] Ryan Murphy et Brad Falchuk (réal.), American Horror Story, © FX , depuis 2011 (10 saisons). 

[20] Ibid., p. 550.

[21] Fortement inspiré de J.W. Gacy, lui aussi. 

[22] L’association Clowns of America International sera peut-être ravie d’apprendre que la chaîne FX prépare une série comique, Baskets, dans laquelle Zach Galifianakis jouera le rôle d’un aspirant clown, qui n’aura rien de maléfique cette fois.

[23] Toute référence au film de Tod Browning, Freaks (1932), est évidemment assumée et même revendiquée. 

[24] Personnage original, car déguisée en « Arlequin » féminin.

[25] On peut lire Robert Bogdan, La Fabrique des monstres. Les États-Unis et le freak show, 1840-1940, Myriam Dennehy (trad.), Alma Éditeur, 2013. On parle beaucoup, en ce moment, de Mary Ann Bevan : « Mary Ann est atteinte d’acromégalie une maladie alors incurable : la multiplication anarchique des hormones de croissance provoque de terribles souffrances et s’attaque au squelette […]. Contre toute attente Mary Ann décroche la palme de « la plus moche » À l’initiative de cet improbable concours, un intermédiaire dont le métier est de fournir aux cirques ou aux freakshows des personnes souffrants d’infirmités physiques ou mentales, des nain.es savants. Mary Ann Beval triomphe à Coney Island. » (Catherine Durand, « La Pionnière oubliée », Marie-Claire, n°838, juillet 2022, p. 36).

[26] Matt Groening, Les Simpson, © 20th Television, 1989-en production

[27] On disait fréquemment que cette pièce était Les Pensées de Pascal jouées par les Fratellini.

[28] Olivier De Bruyn, « De quoi Joker est-il le nom ? », op.cit., p. 62.

[29] Guy Astic, op. cit., p. 557.

[30] Ce film d’Alan Crosland raconte l’histoire d’un fils juif, ayant reçu une éducation religieuse stricte, qui provoque son père en devenant un artiste de variété. Mais le soir de Kippour, il revient chanter le Kol Nidre car son père est mourant… et ce dernier lui pardonne.

[31] Guy Astic, op. cit., p. 555.

[32] 

[33] Stephen King était lui-même intervenu, pour demander que l’on arrête les âneries avec ces histoires. Mais Guilford Adams, clown professionnel de 42 ans, explique après avoir vu la bande-annonce de It, que « ça va être mauvais pour les clowns». Et un autre, Nick Kane, jure : « Cela va ruiner notre business ». L’écrivain, devant cette réelle détresse, a tout de même présenté ses excuses à leur profession : «Les clowns sont furieux contre moi. Je suis désolé parce que la plupart sont excellents. Mais… les enfants ont toujours été terrorisés par les clowns. Ne tirez pas sur le pianiste. »

[34] Un même est une image diffusée sur le web par le biais des réseaux sociaux, composée d’une photo explicite et d’un texte humoristique ou ironique, écrit, le plus souvent, dans une police large et blanche.


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