Publié sur notre ancien site, nous vous proposons un texte d’Ange-Toussaint Pietrera consacré au dernier roman de Marc Biancarelli, Orphelins de Dieu, publié chez Actes sud. 

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Qu’est-ce qu’un idéal ?

À travers le succès critique et public d’Orphelins de Dieu, c’est exclusivement la Corse, son histoire et son caractère qui semblent en voyage, à tel point qu’une chroniqueuse de La Vie a évoqué « un passionnant récit – historiquement très étayé – sur les origines de la violence en Corse ». Cependant, le fait significatif et regrettable ne réside pas dans la fausseté de cette analyse mais bel et bien dans l’adoption de ce seul filtre d’attaque pour aborder l’œuvre dans son intégralité. D’autant que cette orientation critique passant à côté de l’essentiel fut très vite relayée et agrémentée de nouveau à la manière d’un automatisme, y compris sur l’île.

En effet, en dépit des innombrables portes d’entrée dont se trouve pourvu ce roman, certains ont d’ores et déjà choisi de franchir uniquement celles de la violence, du prétendu « sous-texte » et de la sempiternelle image de la Corse éreintée, autrement dit de passer par le plus triste des seuils de maison ; celui qui pourrait facilement arborer l’enseigne de l’ethnocentrisme littéraire.

Afin d’inscrire notre perception au sein d’une perspective beaucoup plus large, il convient de prime abord de se pencher sur la précédente œuvre de fiction écrite par l’auteur, Murtoriu pour peut-être y voir sur le plan formel les deux pièces d’un même dyptique romanesque ; même fin de monde, même structure et même découpage narratif en deux espace-temps, les fracas assourdissants de la Grande Guerre se voyant ici délaissées au profit de l’indépendance perdue et du monstre XIXe siècle qu’elle semble avoir elle-même engendrée. Néanmoins, si la forme est familière, le fond se fait quant à lui nettement dissonant et ces Orphelins de Dieu sont à la fois les acteurs et les témoins de ce nouveau franchissement de cap ; quand la Ballade des innocents se fait désormais vengeresse, se parant des oripeaux propres aux grands espaces pour mieux sublimer la chute des idéaux.

Lorsque en 1986 Claudio Magris nous invitait à réfléchir sur la notion de peuple historique sur les rides du Danube, une autre question majeure semble grandement préoccuper l’auteur à travers son éprouvante chevauchée : qu’est-ce qu’un idéal ? Car au-delà de Vénérande, de l’Infernu et d’une banale histoire de vengeance, Biancarelli déploie en réalité les arches d’un palais bien plus spacieux, au sein duquel gravitent des hommes passés du combat pour l’idée au combat pour soi ; fusse-t-il aller jusqu’aux confins de la Méditerranée pour étouffer dans l’œuf la moindre ébauche d’une quelconque conscience nationale.

Au cœur de cette entreprise démystificatrice, on assiste surtout à une initiative stylistique d’une grande audace où la Corse se révèle en remarquable terre de western ; genre cinématographique lui-même passionnant dans son historicité, puisqu’érigé à son tour depuis les mythes jusqu’à leur progressive déconstruction. Comme une vaste étendue artistique aux allures de tragédie et au sein de laquelle une société archaïque portée par des types crades et puants a fini par succéder aux bouviers impeccablement coiffés, les bras et les colts chargés de bienveillance.

Il faut donc lire et même voir ces scènes dignes d’un plan-séquence où un matin l’enfant Ange Colomba, alors au battage avec son père, découvre pour la première fois le regard protecteur et attendrissant que son futur mentor Théodore Poli posera sur lui avec ses compagnons de route, chantres d’une songerie encore intacte. Il faut voir et entendre celui-là même devenu avec le temps l’Infernu, avertissant gravement sa cliente en quête de justice de ne jamais s’étonner si ceux qui aspiraient autrefois à libérer un peuple « abîment par la suite leur destinée à simplement vouloir l’étrangler ».

Chez sa plus grande source d’inspiration, True Grit, l’auteur ne prend donc que le strict nécessaire pour tisser un grand récit à la dimension universelle, qu’il conviendrait à ce titre d’aborder davantage dans sa complexité et loin de la réduction à ce tiraillement binaire et stérile entre mériméisme et anti-mériméisme. Afin surtout de pouvoir penser la littérature corse dans une perspective résolument dialogique ; y construire une « histoire culturelle de la littérature corse » prenant enfin en compte les multiples influences de ses artisans au sein de la sphère littéraire mondiale. C’est-à-dire en condition indispensable de son existence et de sa liberté créative, et non plus en disciple des exigences d’une société apeurée à l’idée de « perdre une puissance magique qui n’existe pas », pour reprendre les mots de Denis de Rougemont.

Jalonné lui-même de références, Biancarelli rend ici hommage sans doute à la plus marquante d’entre elles, Cormac McCarthy et ce, de la plus touchante des façons : au moyen de ces dialogues secs, exécutés sans tirets, caractéristique de cet immense auteur auquel les États-Unis ont choisi de décerner le Prix Pullitzer en 2007. On ne saurait ainsi que trop saluer le grand courage culturel d’un pays sachant à la fois se regarder en face et sacrer l’un de ses plus grands écrivains vivants, plutôt que de l’assigner sans cesse en contempteur d’un bien pauvre narcissisme.

Informations utiles

Marc Biancarelli, Orphelins de Dieu, Arles, Actes sud, 2014, 240p., 20 euros. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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