La plus célèbre des pièces de Jean Racine, Phèdre, n’en finit pas de séduire. La jeune reine de Thésée, amoureuse de son beau-fils Hippolyte, est rongée par cette impossible passion. Robin Renucci revisite avec la troupe du théâtre de La Criée cette tragédie. Un rendez-vous à ne pas manquer !
Par Sophie Demichel Borghetti
C’est le silence qui saisit, d’abord. Le silence et la présence de ce que nous ne savons pas, ne savions plus, mais qui est là, revenu : Il est de ces heures où s’arrêtent le temps et le décompte vain des heures. Il est parfois des corps qui se font âmes. Et ce sont ces corps là, menés par des Dieux impudents et voraces, qui vont monter, comme jetés, sur une scène hors de l’espace et du temps.
« Le dessein en est pris : Je pars, cher Théramène ! ». C’est le temple divin qui s’ouvre en ce cercle quand d’abord monte Hyppolite. Alors, les mots du destin se déroulent, ces mots comme des hurlements retenus. « Ecrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire, c’est hurler sans bruit » (Marguerite Duras, Ecrire) : Ce sont les mots de Racine, mais c’est le silence de toute la Grèce, de l’héritage de toute la Grèce qui résonne en nous, par ces comédiennes et comédiens, là, qui ont su offrir aux hommes et aux cieux leurs corps et leurs mots.
Phèdre, une mise en scène du corps
Dans une mise en scène physique, entre Ciel et Terre, tellurique, où les comédiens sont comme rendus à la Terre – qui les attire – et tendus vers les Cieux qui les habitent, les font vivre et les dévorent. Ce sont les Dieux qui usent du corps et de la voix de ces comédiens réellement traversés.
Pourtant, ce sont les mêmes qui osent à peine se toucher, comme en une tentation sans cesse retenue : Leur mise en jeu est profondément physique, mais comme en un frôlement permanent, tournant, où les corps eux-mêmes semblent refuser de s’enserrer jamais, toujours tenus comme au-delà d’eux-mêmes.
Il n’est pas besoin de s’embrasser pour s’aimer à la folie, pour s’adorer jusqu’à la mort.
Phèdre, une langue renouvelée
Ainsi, ce ne sont plus les mots écrits de Racine que nous entendons, plus le texte écrit, mais ces mots jetés, proférés enfin, par des hommes ; et la parole de Phèdre, sortie des brumes. Nous n’entendons plus cette langue écrite de Racine – même si rien d’elle ne manque ici -, mais les nudités des âmes données en scène, par-delà tous les oracles.
Et Phèdre apparaît, habitée par une Marilyne Fontaine lumineuse dans ses transparences et ses ombres, offrant son cœur au risque d’elle-même, au risque de se perdre, comme un funambule sur son fil ; comme l’immense comédienne qu’elle est.
Phèdre au bras de sa sœur, de son amie Oenone – Nadine Darmon, époustouflante de grandeur et de puissance -, soutien terrifiant d’un machiavélisme empathique, d’une charité humaine qui perdra pourtant la dernière des déesses.
Marilyne Fontaine s’offre à nous comme une Phèdre incandescente, de ces êtres que l’on approche avec terreur et respect dans leur consomption. Elle respire Phèdre entre deux eaux, entre deux rives.
Phèdre, un personnage éternel
C’est une enfant sortie des eaux, une mourante au bord de la tombe, elle a cent ans d’âme et pourtant elle est jeune, elle a quinze ans, quinze ans pour toujours, en cette blondeur qui est transparence de l’espace, transparence du vide : « L’instant du théâtre, c’est la chair et le sang du comédien (…), le véhicule et le message ne peuvent être séparés… Pour tous deux – l’auteur puis l’acteur -, le mot est une petite portion visible de tout un univers caché » (Peter Brook, « L’espace vide »). Elle est tout ce qui nous fait toucher le vide au-delà des mots, elle porte cette magie de l’évanescence de l’instant.
Enfant, Vénus sortie des eaux, mais femme. Marilyne Fontaine nous offre toutes ces figures lorsqu’elle se transforme en Phèdre : jeune femme mortelle qui souffre, qui espère même, en vanités certes, mais qu’importe ! L’espoir la portera au bout d’elle-même, jusqu’à la fin. Elle seule, peut-être, se sait mortelle, et menacée par ses flammes ; et pourtant elle se bat, et pourtant elle rit ! Phèdre hiératique ? Non, jamais ! Ces flammes, qui la traversent, la transportent et la rendront éternelle.
Alors merci, merci Mademoiselle, pour ces blessures que vous avez su ouvrir, pour ce miracle devant lequel l’on ne peut que s’incliner.
Si Phèdre est une tragédie, c’est qu’elle est la dernière, que de ses mots transpire la faiblesse humaine, et qu’aucun désir humain ne va sans la perte. La Reine ne déchoit pas ; elle devient mortelle.
Le danger de la passion
Le désir, tout désir, se dit ainsi en vérité «« Aucun désir n’a besoin de savoir qu’il désire pour désirer… Le désir traverse son objet pour aller toujours au-delà. Il fait passer l’essentiel dans le dérisoire et le dérisoire dans l’essentiel …Le désir, ou ce qu’il fut en vérité – sous la beauté, l’effroi d’un drame sans image, tempête et naufrage, ou d’un presque rien, simple souffle d’air cristallisé l’espace d’un instant… » (Pierre Zaoui, Beautés de l’éphémère).
Phèdre, Reine et martyre, dans le souffle de deux grandes figures qui se détachent, émergent et tomberont en cette sortie des enfers : Hyppolite et Thésée.
Hippolyte et Thésée, les martyrs de la passion
Hyppolite, Prince, Roi et pourtant si fragile, soumis à un destin qu’il ne verra jamais en face, quand Phèdre osera, avant de mourir, regarder en face ce soleil brûlant. Hyppolite ne se sacrifie pas, il est sacrifié à dessein, en ce jour où nous voyons les Dieux décider de laisser la terre aux hommes. Thésée, entendu, compris, exaucé malgré lui, figure ultime de ce poing dressé des mortels.
Et Serge Nicolaï dressant Thésée en toute sa Majesté, devenu Roi des Ombres et de la Terre, portant en sa poitrine relevée tous les τύραννος du monde – entendre les Grands, les Hommes debout – du monde, Thésée qui, roi écartelé, blessé au plus loin, saura relever la tête, de toute sa puissance ; de la puissance ultime d’un homme mortel, dont l’excipit ( « son amante en ce jour me tienne lieu de fille ») accompagnera leur sortie de scène.
Rois et Reines sont morts, le Tyran et sa fille – Aricie, portée en l’image et les mots si justes, si prémonitoires, d’une Eugénie Pouillot époustouflante dans ces hésitations d’une princesse prisonnière, – sont devenus humains, juste humains. Les Dieux ont fait leur œuvre, ont rempli leur ultime mission ; ils ont laissé le vide aux hommes : « Puisque Vénus le veut/ De ce sang déplorable/ Je péris la dernière/ Et la plus misérable ».
La mort de Phèdre rend grâce aux désirs des Dieux, jusqu’à l’accomplissement ultime de ce désir sur nous autres, redevenus mortels : « Les Dieux m’en sont témoins / Ces Dieux qui dans mon flanc / Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ». Les hommes gardent ce monde, mais ils le garderont seuls.
Et ce couple Phèdre/ Thésée, alliance impossible, est ce que le ciel a souhaité pour la mort de l’une et la victoire de l’autre, victoire ensanglantée, endeuillée, mais victoire, pourtant, victoire à la Pyrrhus, qui ne laissera rien aux humains que la terre : L’ambiguïté humaine du désir est tranchée, et voilà arrivé le respect que nous devons à ces plaintes aux cieux ; enfin, s’arrêter ; enfin, écouter : Ecouter et entendre cet instant, évanescent, laissé aux hommes restés seuls.
La leçon de la tragédie
Cette « Phèdre » nous donne à assister par miracle à la tragédie du monde, à assister à cet événement-là, que l’on reconnaît à l’instant – ou vingt ans plus tard-, à cet événement où nous pouvons entendre les soupirs des Dieux au-dessus du cadavre de la Reine : A vous, mortels, qui vous croyez devenus rois et maîtres, un jour vous comprendrez qu’il ne vous restera plus que cette « part maudite » due au Théâtre que nous vous avons laissé, nous, Dieux grecs, pour espérer, un instant, vous sentir vivants.
Grâce à Robin Renucci et à ses comédiennes et ses comédiens qui, obsédés de cette mort omniprésente, montent et descendent dans ce temple, dans cette arène éternellement recommencée, avec un panache extrême, voilà comment a pu transpirer jusqu’à nous, dans les mots de Monsieur Racine, cette nécessité absolue d’implorer le Ciel et de finir par se soumettre à ses vœux ; mais jamais sans se battre, sans bâtir de sa chair cet « ouvrage travaillé avec art, offert à un Dieu et placé en son temple » Edmund Saglio, cité par Pierre Zaoui, in « Beautés de l’éphémère ».
Merci Mesdemoiselles, merci Messieurs. Merci pour ce temps suspendu, pour ce don infini, qui vous fait éternels et nous rend le Théâtre en ses temples retrouvés
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Phèdre, une pièce de Robin Renucci d’après Jean Racine (production La Criée Théâtre National de Marseille).
Mise en scène : Robin Renucci
Scénographie : Samuel Poncet
Costumes : Jean Bernard
Distribution : Nadine Darmon, Marilyne Fontaine, Solenn Goix, Patrick Palmero, Eugénie Pouillot, Ulysse Robin, Chani Sabaty et Serge Nicolaï.
© Photo : Pierre Gondard, Phèdre, Robin Renucci, Théâtre de La Criée, Marseille.
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