La salle de réunion d’une maison de retraite. Au fond, sur toute la largeur de la scène, des baies vitrées sans rideau et derrière, le ciel. C’est le milieu de la matinée d’un jour d’automne. On aperçoit des branches doucement agitées par la brise. La salle est vaste et de couleur bleu très clair avec deux piliers au milieu.
Des personnes âgées somnolent dans des fauteuils coquilles ou sont assises devant un écran géant de télé dans un canapé et des fauteuils profonds, on ne voit dépasser que le haut de leurs cranes aux cheveux blancs. Une seule est face au public, c’est la mère et a coté d’elle, deux femmes qui la regardent. L’une porte une veste blanche, c’est la directrice, l’autre une robe à fleurs, elle a un sac a la main, elle est mal a l’aise, on ne sait pas si elle vient d’arriver ou si elle va partir, c’est la fille….Les dialogues (des conversations « à voix haute») alternent avec des « monologues intérieurs » où la fille et la mère se répondent sans qu’aucune des deux ni personne ne puisse les entendre.
 
La directrice :
– Vous le savez, madame, votre maman a perdu la tête…Tous les tests le montrent…Je vous vois inquiète, mais que voulez-vous, c’est la vie…Des hauts, des bas.
La fille, voix off :
« …Tu veux plutôt dire des bas qui s’enchainent, un gouffre, un desséchement sur pied, c’est ça, une plante qui se racornit, la sève qui manque, tout qui se flétrit et ensuite…Ensuite, bonjour l’au-delà, c’est moi, j’arrive…Un quai de gare, voilà ce que ça doit être… Une longue esplanade, de la fumée, de la brume, on avance, sa valise à la main… J’ai mis quoi, dans la valise ? Paradis, porte numéro un, départ dans 15 minutes, présentez votre ticket au contrôleur. Quel ticket ? Excusez moi, monsieur, il a l’air d’un amiral russe, un képi haut perché sur sa grosse tête, des médailles alignées sur sa poitrine, le ticket doit être au fond de ma valise. Trouvez-le, dépêchez-vous. C’est ce que je fais, pas de clé à la valise, tant mieux, elle s’ouvre comme une vieille fenêtre, les gens me passent à coté sans me voir, l’amiral russe tape du pied, je suis accroupie, je ne vois que ses pied, du linge entassé, des vêtements d’enfants, de bébé, des bavoirs de dentelles, ma robe de communiante, des bustiers, tout petits, des jupes de toutes les couleurs, ma robe de mariée, des fleurs séchées, pas de ticket, il fait froid, la brume se lève, l’amiral grogne comme un chien engourdi, je vide la valise, mes vêtements s’éparpillent sur le quai, des gens marchent dessus, j’entends craquer les petits jouets minuscules, les bustiers, les perles cousues, vite, vite, ceux du paradis sont tous entrés…Alors, ce ticket ?…Je ne sais pas, je ne le trouve pas, et puis, pourquoi il faut un ticket, pourquoi ne pas me l’avoir dit là bas ? Le contrôleur en a assez d’attendre. vous avez bien cherché partout ? Bien sûr que j’ai cherché partout…Allez, rangez tout ça, vous ferez partie du prochain groupe…Si vous trouvez le ticket, bien sur. Comment faire pour retourner là bas, je leur dirai voilà, c’est pas que je veux revenir, je sais que c’est impossible, c’est juste pour le ticket… »
La directrice :
– Il faut accepter, madame, d’ailleurs rassurez-vous, nous faisons le maximum pour stimuler votre maman, éveiller ce qui reste en elle de vie sociale, de compréhension du monde…ça donne parfois des résultats…Tenez, un exemple, aller seule aux toilettes, c’est quelque chose de très important…Nous essayons de créer chez elle un reflexe conditionné… Je ne vous cache pas que pour le moment ça n’a rien donné, mais nous insistons, nous insistons, c’est souvent comme ça qu’on y arrive. Un autre exemple, nous lui faisons écouter de la musique, des airs anciens qu’aiment les personnes âgées. Là aussi, pour le moment, aucune réaction…
La mère , voix off :
«… Cette musique, lancinante, toujours la même…Il était un petit navire…Petit papa Noël….Les amants de saint Jean…Elle me crie : alors, mémé, c’est beau ! Si elle savait comme je m’en fous des amants, du petit navire du père Noël… »
La directrice :
– Nous lui montrons aussi des images, un clocher de village, une auto, un cheval. On le fait systématiquement, ça fait partie des protocoles que nous utilisons, la stimulation visuelle de choses simples est une clé pour remonter à la petite enfance et dérouler ensuite l’écheveau des souvenirs, une méthode Boscher pour Alzheimer en quelque sorte. Là encore, aucune réaction. Pourtant nous avons insisté plusieurs fois, patiemment…Avec ce genre de patients, la douceur, c’est primordial, sinon ils se bloquent et on n’en tire plus rien…
La mère, voix off :
« Ils me prennent pour une demeurée, je suis retournée à la maternelle, toto est malade, le docteur vient le voir, un petit train rouge passe dans la campagne devant une vache, ils vont les petits canards, une poule rousse. Et ce clocher me fait penser à la messe…J’étais petite, c’était dimanche, le printemps, le soleil, ça sentait bon partout, les fleurs… »
La directrice :
– Notre équipe ne la laisse pas s’isoler, nos filles la font manger, nous veillons tous sur elle, nous prolongeons sa vie dans le confort…
La mère, voix off :
« C’est ce qu’elle dit, toilette en trois minutes par des filles indifférentes, pressées d’en finir.. »
La fille, voix off :
« Le train a sifflé, il est parti, lentement, je suis seule sur le quai, un jour sale s’est levé. Quel froid ! Un vieux passe, il me prend par la main, laissez votre valise, on y va…Où ? Il avance lentement, sans bruit, sa main est chaude, on passe devant des portes numérotées, on continue, le quai s’arrête bientôt devant un pré, un champ de luzerne inondé…Là bas, ma mère me fait des signes, elle m’appelle…viens, viens…Le vieux me dit doucement, vas y, je patauge dans la luzerne, dans la boue, j’avance, je dépasse un train embourbé, la locomotive crache une brume blanche, les gens s’agitent aux fenêtres, l’amiral russe lit l’horaire des chemins de fer, comme s’il récitait l’évangile, il crie jamais nous ne rattraperons ce retard, je dépasse le train, il allait au paradis, il s’enfonce dans la boue, et moi j’arrive au bord du champ de luzerne, ma mère me prend la main et je sors de cette boue… La main de maman est douce, elle sourit, la terre est sèche, nous marchons dans la poussière d’un chemin, il fait un temps splendide pour la saison, quelle saison, maman est en forme, elle me tire avec force, je sens l’odeur de ses cheveux… »
La directrice :
– Autre chose encore, j’ai demandé qu’on la mette au soleil quand il fait beau dans l’allée du jardin thérapeutique. Il y a des plantes médicinales, aromatiques, des légumes, des fleurs…Là aussi, elle ne bronche pas.
La mère, voix off :
« Quand ils en ont assez de me voir, je crois que je leur fais peur, ils poussent mon fauteuil dehors au soleil dans le jardin ».
La fille, voix off :
« Maman a toujours aimé les fleurs, il fait beau, très beau, c’est l’été, l’eau claire coule dans un caniveau, de l’eau fraiche, elle emporte des petits bateaux de bois, maman s’assied sur le mur de pierre, au soleil, elle sourit ».
La directrice :
– Elle ferme les yeux, comme un refus. Vous voyez, les personnes âgées dépendantes posent de gros problèmes, mais nous avons une équipe formée à leur prise en charge, les filles ont l’habitude des gens qui ont perdu la tête…
La mère, voix off :
« Elle dit que j’ai perdu la tête…Qu’est ce qu’elle en sait, cette cruche, ce dindon qui se pavane devant ma fille…Elle a l’air fatiguée, ma fille…Faites des enfants, faites des enfants et puis voilà…La cruche pérore, elle dit qu’elle va réveiller en moi ce qui reste de la compréhension du monde ! Quel monde ? Celui où je suis prisonnière, dans ma tête, dans ses murs. Quand je regarde ses yeux, il n’y a rien dedans…Une glace sans tain, même elle n’y est pas. Elle est ailleurs. Où, ça je n’en sais rien… »
La directrice :
– Nous allons la lever…
La mère, voix off :
« Elle dit on comme s’ils étaient plusieurs, pour se donner de l’importance ou de la force, mais je suis si maigre ».
La directrice :
– Allez aidez-vous, poussez sur vos jambes.
La mère, voix off ;
« Non, je ne pousserai pas, je ne t’aime pas ».
La directrice :
– Voyez la difficulté des apprentissages, à cet âge….C’est comme si on repartait de zéro….
 
La fille, voix off ;
« Maman s’assied doucement sur mon lit, je la regarde, la pluie tambourine sur les vitres.. J’ai froid, maman, j’ai peur. Prends-moi la main, maman, comme le vieux du quai, là bas ».
La directrice ;
– Elle a des larmes aux yeux, mais ne vous inquiétez pas, les vieux, pardon, les personnes âgées, ont les yeux secs et par moment, ils se mettent à couler. Ce n’est pas la tristesse, une inflammation, c’est tout…
La fille, voix off :
« La dernière fois que j’ai vu maman pleurer, c’était le dernier Noel avec nous à la maison. Des larmes d’amour, de remerciement, nous lui avions offert un grand foulard de laine… »
La directrice :
– Eh ! bien, je vous laisse avec votre maman. Au revoir, madame.
La mère, voix off :
« Ma fille est à coté de moi, seule, la directrice est partie…Elle ne sait que faire de ses mains, elle pétrit la couverture, ses yeux sont baissés, elle regarde sa montre, son regard affolé m’effleure, il passe très vite et puis ne sait où aller. Elle regarde le mur, le store baissé, le linoléum… »
La fille :
– Bon maman, je vois que tu n‘as besoin de rien, je vais y aller….
La mère, voix off :
« Tu ne peux pas t’en aller si vite, le personnel te regarde, tu dois rester un peu, un quart d’heure tous les quinze jours, c’est pas grand chose, si tu pars, tu sais qu’il vont dire elle se sauve, elle l’abandonne…»
La fille, voix off :
« S’ils savaient la terreur qui m’étouffe quand je viens ici…Chaque fois, je cours presque, je cherche maman, c’est moi maman, je reviens…Ce que je vois, ce n’est pas elle….Un corps allongé, maigre, silencieux…Mon dieu, ce silence après une vie de cris, de rires…Où es-tu, maman d’avant ? Tes doigts sont des racines, ta peau sèche est blanche, collée aux os de ton visage, tu respires tout juste, si peu qu’il faut me pencher pour entendre ton souffle, tu ne sens plus rien, juste un peu l’eau de Cologne, va-t-en, maman, je t’en supplie… »
La mère, voix off :
« Ce n’est pas la peine qu’elle parle, je sais tout d’elle et de ses pensées. Vous croyez que je veux la punir avec ce silence, cet engourdissement ? Non, je veux disparaître, m’en aller de sa vie, je veux paraître pire que je suis pour qu’elle ne vienne plus, si imperméable aux autres et au monde qu’il n’y aura plus rien à faire pour moi…Allez…La voilà qui pleure encore…. »
La fille :
– Bon, maman, j’y vais…A bientôt….
 
 

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