ARCHIVE – Kévin Petroni présente et traduit les poèmes d’amour d’Alda Merini adressés à Michele Pierri. 

Amour absolu

Pour EM.

Alda Merini épousa Michele Pierri en 1984. Alda était âgée de cinquante-trois ans ; Michel, de quatre-vingt cinq. Ces poèmes racontent la lente agonie de Michel Pierri et l’angoisse ressentie par Alda Merini à l’approche de la mort de son époux. Au-delà de la douleur, au-delà du caractère épouvantable de la mort que ces poèmes expriment, je souhaiterais que le lecteur retienne quelque chose de cet amour, amour non pas creusé par l’expérience réflexive du langage, à l’instar de ce qu’Auden réalise dans Quand j’écris je t’aime, mais mis en crise par le sentiment de fragilité de l’aimé, de l’homme atteint dans sa présence. Amour absolu, tel est cet élan vital qui parcourt le langage et ne cesse de l’éclater, de fragmenter les formes poétiques, de créer de la variation dans les manifestations mêmes du vivre. Absolu cet amour qui résiste à la récurrence, au systématique de la langue, à l’épuisement survenu de sa répétition et de sa généralité et, dans ce monde qui a proclamé sa mort, sa sortie de l’histoire et des passions, voici, je l’espère avec ces traductions, l’homme et la femme fragiles et faibles, épuisé(s) d’amour, dont on n’arrête pas d’entendre battre le pouls.   

Pour Michel Pierri

Lettre à Michel Pierri

Tu me parles de ta vie et de l’ange
qui a laissé en toi le parfum de sa présence,
tu me parles des solitudes
et des antiques montagnes mémorielles
et tu ne sais pas qu’en moi tu réveilles la vie,
tu ne sais pas qu’en moi tu réveilles l’amour,
en me parlant d’une femme.
Moi je pense à celle que je fus
quand je mourus il y a mille ans
et maintenant je suis ton disciple et je chante,
je descends en bas jusqu’au Golfe
toucher ton ombre superbe,
ô poète épuisé d’amour
attaché à une longue croix.

 

Le chant du marié

Peut-être as-tu à l’intérieur de ton corps
un brin de grande raison,
mais tes lèvres joyeuses
qui ont appris de beaucoup d’ironie
ont mordu plus de baisers
que n’en demanderait le Seigneur,
comme l’on mord une pomme
au comble du bonheur.
Et tes mains chaudes
nues, d’homme déterminé
ont donné plus d’accolades
que n’en vaudrait une messe,
et pourtant mon coeur te chante,
ô mari nouveau
et pourtant en moi réside la surprise
de t’avoir à mes côtés pour mourir
après qu’un fleuve de vie
t’a conduit vers la digue pleine.

 

Je ne veux pas que tu meures

Je ne veux pas que tu meures, non.
Si tu trembles dans la mort,
je tomberai comme une feuille au vent,
et pourtant avec mes cris et mes soupirs
moi je te tue chaque jour ;
chaque jour j’accélère ta mort,
en espérant que pour moi aussi ce soit la fin
et je me demande où Dieu demeure
dans toutes ces collisions d’âmes,
comment il tolère cette haine sans respect,
et je plonge complètement dans l’obscurité démentielle
en cherchant la tentacule de la science.

 

À Michel Pierri

Amour, pardonne-moi : je suis brutale et je voudrais t’enduire d’huile,
je te poursuis et je voudrais
que devant toi je fus un tapis,
je t’aime et je me reclus dans mon silence,
mais j’ai peur, peur de moi-même,
de ces horribles lys de faim et de fange
qui croissent dans mon esprit.
Tes fils ne me pardonnent pas
et dévorent mon âme, tes fils sont des dévoreurs,
et pourtant moi qui suis mère
je rassasierai leurs bouches violentes
pour qu’ils ne parviennent jamais à notre amour,
à diviser notre secrète infamie
de poètes malheureux dans le monde.
Moi je ne serai plus jamais libre comme un oiseau,
depuis que tu es parti
et que tu as lié tes ailes avec les plumes
de ton secret passage.
Libère-moi, mon amour,
toi qui connais la déviation de l’Ouest,
encore,
qui connais l’excitation des routes,
l’absentéisme du chant.
Libère-moi, mon amour,
de cette horrible poix,
qu’est la sueur de ta mort
imprégnée dans mes chairs.

 

Élégie

Ô la nature des anges azurs,
les cercles de leurs ailes joyeuses
Tu n’en vis jamais dans mes songes ?
Ô oui, lorsque je t’aimai,
lorsque je désirai t’avoir,
ô les douces flèches du paradis,
les forêts du tourment,
lorsque je vous laissai entrer l’esprit ouvert,
lacéré d’amour,
ô les signes des anges divins,
les douloureux intérêts du coeur.
Esprit ouvert, répare mes ailes :
je voyage dans l’immensité
et l’immensité trouble mes cils.
J’ai vu un ange doux
saisir ton doux sourire
et me le porter dans la bouche.

 

Ne te regarde pas dans la glace

Ne te regarde pas dans la glace,
tu pourrais voir les plaies des aventures passées,
et l’hydre de ton commandement.
Pourquoi veux-tu éprouver les douces collines ardentes,
tout comme les mimosas du temps,
et ta course sur les collines
en attendant l’unique amour ?
L’amour hélas t’a trahie
pour une poignée de connaissances,
pour l’amour de paroles altières.
C’est pourquoi, Alda, ne te regarde pas dans la glace ;
tu découvrirais que derrière toi tu n’as pas une épaule pure,
une épaule sur laquelle coulait le sang,
Ou le visage d’un temps malheureux.
Derrière toi il y a le néant, une tombe
qui crie après le destin.
Derrière toi se trouve la main circonspecte de l’ange,
qui t’illusionne, t’illusionne toujours,
en te parlant de l’Annonciation.