« Ut pictura poesis » disait Horace dans son Art poétique. Si l’image et le verbe ont autant en commun, leur rencontre était inévitable. Marine SimonCiosi nous conte l’histoire de cet entremêlement fertile entre livre et art.

Par : Marine SimonCiosi

Lorsqu’il est question d’art en littérature, c’est une profusion d’œuvres mêlant écrit et image que l’on rencontre. Fables illustrées tel le Pânchatantra indien, traités scientifiques étayés de schémas, ouvrages de géographie ou d’histoire comme les Chroniques de Nuremberg, ou simplement romans d’aventure ou de jeunesse… Derrière l’extrême diversité des livres et des époques se profile une multiplicité d’intégrations du visuel au sein du textuel.

À l’époque médiévale, livre et art se rejoignent souvent en un même médium, pensé comme un relais de sacralité. Les Bibles en sont un exemple majeur. Joyaux artistiques, elles sont célébrées pour leur intérêt spirituel et historique. Mais aussi comme témoignages d’un patrimoine iconographique et d’une virtuosité technique. Un ouvrage consacré aux plus belles Bibles enluminées du Moyen Âge, Le livre des Bibles de Füssel, Gastgeber et Fingernagel étudie le formidable fond de la Bibliothèque Nationale d’Autriche. La production de ces ouvrages, la formation religieuse et artistique des scribes sont évoquées. De même que les ornements, choix stylistiques et soubassements théologiques propres à chaque œuvre, montrant combien le «grand code» allie l’écriture sacrée à une riche symbolique formelle.

Une synthèse entre narration et figuration

Si l’on s’éloigne des seuls horizons européens, comment ne pas évoquer un cas d’extraordinaire synthèse entre narration et figuration : les Codex aztèques ! Citons par exemple les Codes Borgia ou Borbonicus. Les tlacuiloque, peintres-scribes aztèques, utilisent un langage essentiellement visuel. Les spécialistes parlent donc d’écriture pictographique. Ils représentent avant tout les croyances idéologiques de leur civilisation.

Codex Borgia, p.11, c. XVe siècle, FAMSI Inc.

Artisans respectés, leur instruction n’est pas purement plastique. À l’apprentissage des codes de représentation tels que l’orientation de lecture, la multiplicité des points de vue et les traits noirs entourant chaque figure, ils allient une connaissance large dans les domaines géographique, mythologique, toponymique ou encore zoologique. Les amontli précolombiens furent massivement détruits. Mais certains furent conservés à des fins d’outil documentaire par les colonisateurs ou envoyés comme objet de curiosité en Occident. Ils montrent combien la figuration du monde passe par un signifiant riche en symbolique, plus proche du dessin que du mot.

Mais pour le lecteur du XVIIIe siècle à nos jours, c’est davantage un monde moderne et démultiplié par de nouvelles productions textuelles qui s’offre à la découverte. L’Encyclopédie (1751-1772) de Diderot et d’Alembert apparaît comme une entreprise où l’illustré a toutes ses lettres de noblesse. Symbole par excellence des écrits des Lumières, qui s’inspire et dépasse les ouvrages de Bayle et Chambers, le projet vise à présenter à l’honnête homme l’état actuel des connaissances dans tous les domaines. On mentionne souvent le gigantisme de la démarche, composée de 60 000 articles en 17 volumes, fruit du travail de Diderot, Jaucourt et d’Alembert ainsi que 150 autres collaborateurs. Et si l’on s’intéresse souvent à l’audace de certains articles, l’une des caractéristiques de l’œuvre est également la place qu’elle accorde aux Arts et Techniques. Ils deviennent objets d’intérêt et donc d’étude. Et leur évocation passe notamment par des planches explicatives.

Passementier. Métier à faire le galon. Élévation perspective du métier à faire le galon. Illustrations de Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers.
Passementier. Métier à faire le galon. Élévation perspective du métier à faire le galon. Illustrations de Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers. Tome 1 des planches

Consécration de la technique

On compte ainsi onze volumes d’illustrations entre 1762 et 1772. Ces volumes sont souvent inspirées des planches des Descriptions des Arts et Métiers que l’Académie Royale des Sciences ne publie pas aussi vite. La majeure partie de ces dessins est exécutée par Louis Jacques Goussier. C’est donc une double consécration de la technique, entre savoir-faire étudié et savoir-faire employé au service du propos. C’est en ce sens que l’on peut apprécier le second nom de l’Encyclopédie : Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers. Celui-ci rend compte de l’ampleur globale de la démarche.

Étrangeté littéraire, le Tristram Shandy de Laurence Sterne est quant à lui un long texte décousu et subversif. Il évoque et pastiche les figures de la Renaissance telles Rabelais et reprend les réflexions philosophiques de l’époque. La postérité de l’œuvre est surtout due à une formidable licence typographique. Les lignes évoquent vaguement un paysage émaillant le propos du narrateur.

Laurence Sterne. The Life and Opinions of Tristram Shandy,
Laurence Sterne. The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman. 1759. 7e édition (1768), vol. 1, pp. 70-71.
University of Glasgow Library, Special Collections Department.

L’aventure des surréalistes au XXe siècle marque un autre tournant dans l’inclusion du visuel au sein d’un texte entièrement repensé, troué, fragmenté ou remodelé. Revendiquant la création par fulgurance, vision et association, la recherche de l’inédit et du «stupéfiant image», ce courant en appelait naturellement à repousser les relations traditionnelles entre textes et illustrations, entre livre et art. Avec Une Semaine de bonté, qualifié de roman graphique ou roman collage, Max Ernst réalise 184 planches nées de retouches apportées à des gravures victoriennes. Il aboutit ainsi à des cadavres exquis visuels étonnants et parfois glaçants.

Le texte : un élément artistique

On peut songer encore à bien d’autres formes de cette alliance moderne entre mots et images surréalistes. Comme Aragon qui fait surgir au sein du récit du Paysan de Paris divers éléments visuels comme des pancartes ou affiches publicitaires. Ou encore les Calligrammes d’Apollinaire qui innovent puisqu’il ne s’agit plus d’inscrire l’illustration dans le texte, mais de faire du texte un élément artistique lui-même, le contour des mots formant les figures d’un dessin. Le goût surréaliste se délecte pleinement du recours à une écriture visuelle. Et dans un contexte de tension de l’art et de la littérature vers la contestation ironique et le postmodernisme, donner au visuel le primat sur le textuel revient à déconstruire l’objet livre purement académique, perçu comme sclérosé.

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La Maison des Feuilles de Mark Danielewski présente toujours une intrigue. Mais l’œuvre a surtout fait date en tant que rupture avec les conventions typographiques et éditoriales. Paragraphes en pagaille, notes de bas de page hypertrophiées, mise en page décentrée ou découpant le texte contribuent à relativiser l’intérêt du propos tout autant que la course à l’innovation et à la modernité. La dynamique visuelle au sein de la littérature n’en finirait ainsi pas de faire débat. Prolongement superfétatoire ou ludique d’un texte, atout didactique, dimension à part entière d’une œuvre duelle, textuelle et artistique, ou encore médium d’une innovation ou d’une déconstruction, l’art dans le livre met assurément en jeu intentions et représentations, pour le plus grand plaisir des lecteurs.


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