Dans cet essai d’histoire et d’anthropologie historique, publié aux éditions Le Bord de l’eau, Marcandria Peraut s’intéresse à la façon dont les grands récits ont nourri et influencé la mémoire collective insulaire.
Par Kevin Petroni

Issu d’une thèse soutenue en novembre 2024 à l’Université de Corse et dirigée par Eugène Gherardi et Jean-Guy Talamoni, cet ouvrage propose au lecteur de questionner la mémoire des Corses. Pour y parvenir, l’auteur veut montrer comment les grands récits, issus de l’histoire officielle, ont influencé leur perception du passé.
Comme le souligne le titre de l’ouvrage, cette démonstration repose sur une tension précise entre l’histoire officielle et la mémoire populaire. Cette histoire institutionnelle, le plus souvent écrite, de nature politique et officielle, est confrontée à la mémoire, généralement orale, liée à la tradition rurale et à la dureté de ce mode de vie.
L’essai est organisé en trois parties. La première propose un appareil critique et théorique. L’auteur y éclaire les notions fondamentales de récit, de mémoire, d’histoire, de réel et d’imaginaire. La seconde questionne la porosité ou l’étanchéité de la mémoire populaire aux récits officiels, à travers trois enquêtes de terrain. À partir des outils institutionnels que sont la statuaire, l’école, la commémoration, le défilé, la célébration, Marcandria Peraut déploie la tension entre histoire et mémoire corses aux échelles familiale, communale et régionale. Enfin, la troisième partie s’attache à la fabrication de la mémoire. Il déconstruit les différentes étapes permettant au récit officiel de se déployer dans l’espace public : l’écriture de l’histoire, la construction patrimoniale, la réappropriation politique de ce même patrimoine. La recherche suit alors la perspective chronologique annoncée dans le titre de l’ouvrage.
La démarche critique
Dans ce chapitre théorique, Marcandria Peraut déploie la tension entre l’histoire et la mémoire. Par le biais de sa réflexion sur l’écriture de l’histoire, il explicite le rapport concurrentiel entre le discours institutionnel et l’expérience populaire.

D’abord, Marcandria Peraut propose une trajectoire qui permet de distinguer la mémoire officielle et la mémoire locale et régionale. Dans la construction du roman national français, la mémoire institutionnelle s’impose, toujours selon l’auteur, au détriment de celle des localités et des régions. À travers l’ethnic revival et, ajoutons-le, le linguistic turn, la mémoire locale et régionale retrouve une dynamique certaine. Les questions de mise en récit permettent de questionner les notions liées à l’objectivité et à la distanciation du discours historique.
L’auteur évoque la tension entre histoire et mémoire. La mémoire réfère aux souvenirs d’un individu ou d’une collectivité concernant un évènement vécu. De nature subjective, la mémoire peut évoluer en fonction des personnes, ainsi que des circonstances de remémoration de l’évènement. Elle génère une variété de récits. Quant à l’histoire, visant à l’objectivité, elle propose un récit critique et distancié des faits observés. Peraut indique que cette distinction classique n’est pas opérante. La frontière entre l’histoire et la mémoire se trouve affectée par la distance qui sépare l’auteur des faits qu’il relate.
Enfin, Peraut analyse la question de la mémoire collective. Distinguant la micro-mémoire, liée à la saisie personnelle et individuelle des événements, de la macro-mémoire, enseignée et non vécue, il relève les strates hautes, nationale et régionale, et les strates basses, locales et familiales.
L’auteur distingue plusieurs situations liées à la juxtaposition de ces mémoires régionale et nationale : une situation qualifiée de « résistante », dès lors que le récit national entre en concurrence avec le récit régional ; une situation dite d’ « adhésion officielle » lorsque le récit national est privilégié au récit régional. Il s’accompagne d’une « mémoire empêchée » dans la mesure où l’assimilation repose sur le déni de l’appartenance locale ; une situation d’ « adhésion officielle », mais qui dissimule « une contre-mémoire souterraine ». Dans ce dernier cas, le récit local est usé dans un cadre strict parce qu’il peut mettre en danger le sujet dans l’espace public. Le dernier cas renvoie à l’adhésion et l’assimilation totale, soit un soutien au récit national qui n’entraîne aucune remise en cause de son histoire personnelle.
Par cette tension entre histoire et mémoire, l’auteur invite son lecteur à s’intéresser aux effets du récit officiel sur les représentations populaires.
La tension entre histoire officielle et mémoire populaire

Par l’étude de la commémoration, de la statuaire, du défilé et de l’école, Marcandria Peraut décrypte les conséquences du récit institutionnel sur le peuple. Pour y parvenir, l’auteur déploie trois exemples à l’échelle régionale, locale et familiale.
En s’intéressant aux réappropriations de Pascal Paoli de la fin du XIXe siècle à aujourd’hui, Peraut souligne l’existence d’une concurrence mémorielle entre une représentation « franco-compatible » du Paoli de 1789 et une représentation nationaliste du Paoli de 1755-1769. L’enquête de terrain évoque également une trajectoire très fluctuante du souvenir paolien selon les circonstances historiques (le Paoli de la IIIe République contre le Paoli d’Aleria), et les critères sociaux (les villageois connaissent moins Paoli que les urbains).
Le deuxième cas renvoie à un récit communal. Il est consacré aux circonstances de l’édification du Château de la Punta par la famille Pozzo di Borgo à Alata. L’auteur indique que sa construction répond à l’assassinat du trésorier-payeur Paul-Félix Pozzo di Borgo en 1838. Ce récit confronte l’histoire officielle écrite et répandue dans l’île à une contre-histoire, issue de la mémoire des habitants du village. Tandis que la légende lie l’édification du Château à une rivalité entre les Pozzo di Borgo et les Bonaparte, le récit des habitants a maintenu durant deux siècles une version alternative. Celle-ci peut raviver les tensions au sein de la communauté.
Le troisième cas se situe à une échelle familiale. Il évoque la mémoire des Matra. En l’opposant aux récits paolistes, l’auteur s’intéresse à la persistance des récits matristes. En particulier, il s’interroge sur la façon dont le récit paoliste pouvait influencer les Matra sur la perception de leur propre histoire.
Cette étude se conclut par trois observations : le discours institutionnel influence le récit des strates basses, que ce soit la famille ou le village ; la mémoire corse est perméable aux discours officiels et aux grands basculements historiques ; bien qu’ils soient érigés par les institutions dans le but de préserver une mémoire, les monuments ne parviennent pas à maintenir la mémoire. Il existe donc une inefficacité du discours officiel.
Face à cette faiblesse, l’auteur désire s’interroger sur la manière dont un discours devient dominant et sur les moyens qui lui permettent de le rester.
La fabrication du récit officiel
Marcandria Peraut nous invite dans cette fabrique de la mémoire où est censé se forger le discours officiel. Cette étude sur la création et la diffusion de la mémoire repose toujours sur les trois échelles d’analyse, familiale, locale, régionale. L’auteur y ajoute une dimension chronologique.
Dans le premier cas, il évoque la manière dont un agent du roi d’Angleterre, James Mario Matra, s’invente une parenté avec Mario Emmanuele Matra dans le but de revendiquer la vice-royauté de l’île dans l’éventualité où l’Angleterre s’emparerait de l’île. Aventurier méconnu, ce Matra nous renseigne sur les effets qu’une autobiographie fictive peut avoir sur le réel.

À la construction d’une vie succède la construction d’un lieu de mémoire. Le deuxième cas évoque la colonne de dix-sept mètres ornés de la statue de Napoléon que le préfet de Corse Honoré Jourdan du Var veut ériger à Ajaccio. Par la découverte de documents inédits aux Archives de la Collectivité de Corse à Bastia, Marcandria Peraut nous renseigne sur les motifs d’un des plus grands échecs patrimoniaux de l’époque, ainsi que sur la façon dont la monarchie de Juillet entendait utiliser la légende napoléonienne à des fins de propagande dans l’île.
Enfin, le dernier chapitre s’intéresse à la commémoration de la Première Guerre mondiale. En revenant sur l’édification de la borne de la Terre sacrée en 1933, l’auteur veut montrer comment lieu de commémoration est utilisé politiquement pour conserver l’esprit patriotique lors de la montée des périls dans les années trente. Marcandria Peraut rapproche cet événement de la légende des 50000 Corses morts durant la Première Guerre mondiale.
Trois phases se distinguent du travail d’exploration de Marcandria Peraut : d’abord, la sélection de l’événement historique et de ses caractéristiques essentielles. Il s’agit de le rendre légitime. Ensuite, il faut un lieu de mémoire, notamment par l’insertion de symboles spécifiques dans l’espace public. Enfin, il faut le commémorer.
La concurrence entre mémoire populaire et histoire officielle permet à Marcandria Peraut de déconstruire le récit institutionnel. Dans ce dernier, il y puise une représentation figée et héroïsée de l’île et de ses principaux représentants. Cette surévaluation historique est perçue par l’auteur comme la conséquence d’une histoire traumatique, celle vécue par la communauté rurale. L’adhésion des Corses aux récits institutionnels est alors perçue par Marcandria Peraut comme une manifestation de ce qu’Albert Memmi conçoit comme l’ « effort obstiné du colonisé […] de se confondre avec le colonisateur ». Cela permet aux Corses de prétendre à une amélioration de leurs conditions de vie.
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