Le prix Musanostra 2020 a été attribué à L’imitation de Bartleby de Julien Battesti ; deux lecteurs du jury expriment leurs motivations.
Musanostra : Janine et Pascal, vous avez fait l’acquisition du roman de Julien Battesti, dès sa sortie , au mois d’octobre. Qu’est-ce-qui a motivé votre achat ?
Janine : À priori répondre à la question de la raison de l’attirance pour un livre vu sur un présentoir de librairie paraît simple. La réponse serait: la collection L’infini de Gallimard, attachée au nom de Philippe Sollers car elle éveille toujours l’intérêt ; l’objet livre avec son petit format, son élégance, sa couleur emblématique, le monogramme nrf, qui agissent comme autant de gages de qualité; le nom d’un auteur inconnu dont la quatrième de couverture révèle la naissance à Ajaccio. Mais le nom qui a motivé l’achat du livre n’est sans doute pas celui de l’auteur : c’est celui, bien plus mystérieux et étrange, de Bartleby. L’imitation de Bartleby de Julien Battesti. Un roman bref. Le livre compte peu de pages comme c’est le cas pour la nouvelle de Melville Bartleby le scribe. Cela ne peut pas être une simple coïncidence . Le titre est déroutant. Que signifie donc ce terme « imitation »? À quoi s’attendre? Un ouvrage de méditation chrétienne, un manuel d’édification morale comme dans L’imitation de Jésus-Christ? Ou bien faut-il prendre le titre du roman dans le sens de: conformité à l’image de Bartleby? L’intuition première à partir du titre ouvre plusieurs interprétations possibles: le Bartleby de Melville, sa « passion » et sa mort comme image et modèle pour un auteur né en 1985; la reconnaissance d’un semblable pour l’auteur ou peut-être pour les personnages du roman; Melville comme modèle suprême pour un écrivain du XXIe siècle… Seule la lecture du roman pourra répondre à ces premières interrogations. Mais si le roman est écrit dans l’esprit de Melville il y a fort à parier que beaucoup de questions resteront sans réponse.
Pascal : Je l’ai acquis un peu plus tard, sur les conseils d’une libraire. J’ai été séduit par le titre tout d’abord, par l’écho éveillé en moi par la formule « l’imitation de » et par le renvoi au héros de Melville. La collection, aussi, prestigieuse, le nom de l’auteur aussi, inconnu.
Musanostra : comment le roman a-t-il répondu à la promesse de son titre?
Janine : Ce livre répond à la promesse de son titre car c’est un roman singulier. Le narrateur, un être solitaire qui s’est adonné pendant cinq ans à des études de Théologie, tombe tout à coup sur le trottoir de la rue d’Assas . Il est comme écartelé par des douleurs dans les bras et les jambes. Une IRM réalisée dans une machine « une sorte de gros tunnel blanc » (qui nous fait d’emblée penser à Moby Dick) révélera une triple hernie discale. Voilà le narrateur contraint à l’immobilité , allongé sur le dos, à même le sol de sa chambre. Cette position, seul traitement envisagé par le jeune homme, fait surgir dans son esprit « des cogitations , et des images de [sa] vie passée » . Par association d’idées, on pourrait presque imaginer que c’est un processus de psychanalyse freudienne ou bien un exercice spirituel, vont remonter en lui des souvenirs de son passé récent d’étudiant à l’Institut catholique, de rencontres dont la plus marquante est celle de Dolie. Cette étudiante de Lettres modernes lui conseille de lire le livre d’un écrivain américain. Elle lui donne un titre Exit. Le narrateur aura beau chercher ce livre comparable à l’Ulysse de James Joyce il ne le trouvera pas. Le livre n’existe pas. Mais ce titre, ce mot Exit, employé le plus souvent dans le sens de Sortie, va lui faire découvrir une curieuse sortie de scène. Sur internet ses recherches le conduisent à une Association pour le droit à mourir dans la dignité. Exit c’est le nom de l’association mais c’est aussi, comme une didascalie -exit, elle sort- la sortie de vie volontaire et théâtrale d’une femme, Michèle Causse. Celle qui choisit de quitter le monde, de mourir sous le regard des caméras, est une brillante traductrice, auteure féministe radicale, militante d’un langage nouveau et d’une « réorganisation de l’espèce humaine ». La langue c’est vraiment le talent suprême de Michèle Causse, ce qui lui a ouvert les portes des maisons de Violette Leduc et de Djuna Barnes. Barnes qui a refusé de recevoir Anaïs Nin et Carson McCullers reçoit Michèle Causse. De quoi parlent-elles dans cet appartement new-yorkais ? De Melville.
Pascal : Le narrateur est un double de Bartleby. Il vit à l’économie, il attend et cherche autre chose qui le transcenderait, donnerait du sens, l’élèverait. Dès le début, on comprend qu’il est seul, comme tout au long du roman. Grande solitude, terrible, de cet homme aux amours qui ne sont pas salvatrices. Les petites amies sont toutes d’ailleurs , exotiques, comme si cela apportait un sens. Et ses études sont intrigantes , la théologie, en quoi pourrait-elle atttirer un homme jeune s’il n’était pas en quête de sens ? Il veut faire un travail d’étude de la Chandeleur : j’imagine ce que diraient certains de ce choix car on ne connait que trop, pratiquement tous, l’unique vision que l’on garde de ce moment de religion ! Le livre de Julien Battesti fait relire et comprendre autrement le drame vécu par le personnage de Melville. Bartleby, ce n’est pas un paresseux, ni un fou, c’est un désespéré. Il est bien trop lucide pour s’adapter et reste un éternel observateur de la déraison de ce monde.
Musanostra : Quel est le lien entre Michèle Causse et Melville?
Janine : Michèle Causse a traduit Bartleby le scribe. Le conte a laissé une empreinte très forte dans sa vie et a sûrement influencé le choix de son suicide assisté. Et le roman de Battesti tisse subtilement plusieurs fils de vie; celle du narrateur crucifié à sa souffrance, celle de Michèle Causse et l’histoire de Bartleby. La trame du roman mêle la « biographie » de Causse, la vie de Melville et la fiction de Bartleby. À partir de son propre cahier de notes l’étudiant en théologie retrace l’histoire du « scribe inerte de Wall Street ». Il nous installe dans le bureau d’un homme de loi de New-York et de ses surprenants copistes. Le narrateur nous raconte le scribe, un énigmatique employé qui ne se plie pas aux usages de l’étude de l’avoué. Bartleby qui « préfère ne pas » comparer ses copies des textes de lois aux textes originaux. Il ne compare pas l’original à son « imitation ». Ou l’inverse. Le narrateur du roman de Battesti nous dit le mutisme du personnage de Melville, son indifférence progressive à la vie aussi bien qu’à l’enfermement entre les murs de l’étude puis ceux de la prison. Bartleby évite la vie ; il meurt. Ce même évitement de la vie se retrouve chez Michèle Causse qui choisit de « dénaître », de renoncer à soi même.
Pascal : il semblerait que le premier lien soit la traduction par Michèle Causse de l’œuvre de Melville ; puis le fait que les trois personnages, le narrateur, Bartleby et Michèle Causse cherchent un sens supérieur à leur existence et que ne le trouvant pas , ils se meurent.
Musanostra : que retenez-vous de ce roman?
Janine : Le roman de Battesti est aussi difficile à définir que les oeuvres de Melville. Il nous embarque. Son narrateur dans cette histoire est le seul survivant. Il se lève et il marche. Ses pas le conduisent à Zurich et le hasard lui réserve des surprises. Le roman est très complexe. Il permet plusieurs lectures, de la plus légère à la plus savante. Comme chez Melville il y a beaucoup d’ironie et en même temps beaucoup de gravité. Julien Battesti nous entraîne dans une épopée poétique. Si pour ce premier roman Julien Battesti s’est placé dans la condition de disciple de Melville il est possible d’affirmer que le modèle n’était pas inégalable.
Pascal : ce roman parait autobiographique, il faut peut-être interroger son auteur ? Il ressemble par moments à un essai et à une enquête policière, il tient en haleine avec des sujets qui devraient être tristes, la passivité, la lutte pour les droits et la considération des femmes dès la langue, tout comme la solitude, la souffrance, le droit à mourir dans la dignité, quand on le souhaite, y compris quand on n’est ni vieux ni condamné. Il tient en haleine d’une façon étonnante et révèlera à de nombreux lecteurs qu’on peut écrire des choses intelligentes sans ennuyer, dans une écriture fluide, teintée d’ironie bien souvent. On ne peut que sourire de tant d’auto dérision ou encore du regard sur la propreté maladive des Suisses ou sur certain jargon féministe En quelques adjectifs, j’ai voté pour lui pour le Prix Musanostra parce qu’il est dense, intéressant, très bien écrit et actuel tout en étant classique. Complexe à définir en si peu de mots.
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Je salue le choix de Musanostra.
Ce petit livre est une pépite, pour reprendre les mots d’une lectrice. Il m’a fait penser pour le style fluide, précis et somptueux (rare combinaison s’il en est) à Eric Vuillard, mais la qualité de la construction et la profondeur des analyses sont d’une toute autre maîtrise, entre Baudrillard et Echenoz.
Bonne lecture à ceux qui le découvriront
Bon été
SC
merci Pietr’Anto, heureux d’avoir partagé le plaisir de cette lecture !