Par Kévin Petroni

Un maximum d’amour.

Le Musée du Luxembourg a organisé il y a quelques années une rétrospective portant sur l’oeuvre de Jean-Honoré Fragonard. Retour sur l’exposition d’un peintre amoureux.
Dans Le Paradoxe de la morale, Vladimir Jankélévitch écrivait au sujet de l’amour: « Plus il y a d’être, moins il y a d’amour. Moins il y a d’être, plus il y a d’amour. » Il interrogeait alors l’effort que nous faisons à chaque fois que nous aimons, le questionnement qui est le nôtre: comment doser le sentiment? Comment le mesurer? C’est cette question qui traverse l’oeuvre de Fragonard sous le thème de la configuration: comment donner forme à l’amour alors que celui-ci est traversé par les différents changements esthétiques de son temps? Comment le mesurer à l’aune d’une révolution du plaisir et de l’art?

La tradition galante, l’héritage de François Boucher.

Élève du peintre François Boucher dans les années 1750, le jeune Fragonard apprend de son maître l’esthétique galante héritée du roman L’Astrée d’Honoré d’Urfé. Pour rappel, le roman prône des amours bucoliques et un code de séduction relevant à la fois du respect et du jeu, de la sincérité et du divertissement, de la cour et de la bonne conduite. Dans le tableau, nous retrouvons la thématique de la nature liée bien évidemment aux amours bucoliques, ainsi que celle du jeu propre à l’esprit galant. Notons enfin que la jeune femme observe sous le bandeau le spectateur et semble créer avec lui un rapport de connivence.

Fragonard libertin.

Par son enseignement, Fragonard est initié à la peinture libertine, mouvement matérialiste, prônant une esthétique du plaisir et du corps face à celle de la morale et du sentiment. Reprenant des mythes de l’Antiquité, le peintre développe des thèmes licencieux et finit par dépasser son maître lors de la réalisation du tableau Corésus et Callirhoé. Il s’agit d’une peinture passionnelle et sombre qui revient sur le sacrifice de Corésus, prêtre athénien, se livrant à la place de Callirhoé, pour sauver Athènes de la peste. Par ailleurs, Fragonard illustre les contes libertins de La Fontaine (dix-sept planches) et La reine de Golconde de Stanislas de Boufflers.
Enfin, soulignons qu’à la même époque, la pratique de la lecture et de l’écriture touche de nombreuses catégories sociales. De plus, des genres littéraires, comme le roman, et des types d’écriture plus personnels, comme la lettre, inquiètent particulièrement la censure pour des raisons morales. Fragonard illustre alors le plus grand roman libertin de son temps, roman épistolaire, les Liaisons dangereuses (1782).

La fin du libertinage et le retour aux passions épiques.

Toutefois, si Les Liaisons dangereuses désignent l’apogée du libertinage, elles sont suivies par son crépuscule. Les années 1770 exaltent un type d’amour nouveau, celui de l’amour conjugal dont la réécriture du tableau Le Verrou est une parfaite illustration. D’abord, conçu comme une scène grivoise, probablement une scène de viol, ce dernier est relié à un tryptique réalisé par le peintre lui-même afin de celer la dimension sexuelle de son oeuvre derrière un récit moralisant. Ce tryptique est composé du Verrou, qui incarne la faute commise, de L’Armoire, qui désigne la découverte des amants et du Contrat, qui unit les amants devant Dieu.
Au même moment, Fragonard se tourne vers l’imaginaire littéraire de la Renaissance pour renouer avec l’esthétique classique. Il se penche sur deux oeuvres épiques, l’Orlando furioso et la Gerusalemme liberata. Il développe une véritable passion pour l’Orlando furioso, en veut faire une description scène par scène et s’arrête au bout d’une centaine de croquis portant sur les doutes et dérèglements de la passion amoureuse.

L’oeuvre de Fragonard nous permet d’accéder à l’évolution des formes esthétiques d’un siècle de doutes, de tremblements, de frémissements ayant pout thème central l’amour. Elle nous livre également la perspective du travail d’un peintre, un peintre épatant venu de la tradition galante, tenté par les trépidations du libertinage et retournant du côté de la morale à la fin de sa vie. Une vie de peintre, une vie d’homme, avec ses promesses, ses désillusions et sa découverte, celle de l’être dans lequel se concentre le maximum d’amour.


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