Avec Le Mage du Kremlin, Giuliano Da Empoli, politologue et essayiste italien signe un grand roman politique. Inspiré de la figure de Vladislav Sourkov, longtemps conseiller politique de Vladimir Poutine, ce livre est aussi une profonde réflexion sur le pouvoir et l’humanité, sur fond de situation géopolitique explosive.
Par : Janine Vittori
Son histoire, Vadim Baranov, le mage du Kremlin, le Raspoutine de Poutine, la raconte en une nuit au narrateur. Celui-ci a réussi à convaincre une maison d’édition de l’envoyer à Moscou pour travailler sur un auteur des années vingt. Et qui cent ans avant notre époque semble décrire l’inhumanité du monde d’aujourd’hui.
À Moscou, ce narrateur se laisse envoûter par la ville, qui mêle le passé de la Russie et la période stalinienne.
« Dès mon arrivée à Moscou, pourtant, je fus distrait de ma mission par la découverte que cette ville impitoyable était capable de produire des enchantements délicats comme ceux que j’éprouvais chaque jour en m’aventurant dans les ruelles gelées de Petrovka et de l’Arbat. »
Le conseiller de l’ombre de Poutine
Comme tous nos contemporains, le narrateur suit des profils sur des réseaux sociaux. Il est intrigué par celui d’un certain Nicolas Brandeis qui emprunte le nom d’un héros de Joseph Roth. Il reçoit donc une invitation de la part de ce mystérieux personnage. Une Mercedes noire vient le chercher pour le conduire vers une destination inconnue et inquiétante. De fait, il découvre alors que ce Brandeis n’est autre que Vadim Baranov, le conseiller de l’ombre de Poutine maintenant retiré de la politique.
Derrière ce personnage de fiction qu’est Baranov, il ne faut guère de temps pour reconnaître Vladislav Sourkov, qui fut, jusqu’en 2011, le conseiller réel de Poutine et le grand théoricien de « la verticale du pouvoir » et de « la démocratie souveraine ».
Baranov, l’ardent héros de ce roman, est fidèle au modèle qui l’a inspiré. Giuliano da Empoli retrace sa carrière dans l’audiovisuel et sa fulgurante ascension politique. Il lui invente cependant, une famille flamboyante bien éloignée de celle, à vrai dire, plutôt terne, de Sourkov.
« Mon grand-père était un formidable chasseur. »
C’est ainsi que s’ouvre le chapitre trois dans lequel Baranov raconte au narrateur la vie de son grand-père. Ce personnage plein de panache, cet aristocrate d’un autre temps, ce rebelle à l’autorité, cet amateur de livres qui a sauvé sa bibliothèque de la censure stalinnienne, est l’être qui a le plus compté pour Baranov. Et celui qui fera de lui ce poète égaré pendant vingt ans dans la politique.
De la fiction à la réalité historique
Dans ce roman palpitant, la fiction se mêle avec talent à la réalité historique. L’auteur nous plonge au cœur de la Russie contemporaine. Nous parcourons les décennies qui conduisent ce grand pays de l’écroulement de l’Union Soviétique à l’avènement de l’ère des oligarques, de l’humiliation d’Eltsine par Clinton à la progressive montée en puissance de Poutine. Baranov-Sourkov, venu du théâtre d’avant-garde et producteur à la télévision, en professionnel du spectacle, met en scène l’accession au pouvoir du nouveau Tsar. Il tire les ficelles du théâtre politique et révèle au monde l’obscur fonctionnaire devenu monstre féroce.
Le mage du Kremlin est une réflexion sur le pouvoir autoritaire, sur la manipulation des foules et de l’opposition. Ce livre publié en avril 2022, mais achevé un an avant la déclaration de guerre à l’Ukraine, décrit l’implacable processus qui a conduit Poutine à défier l’Occident et à plonger l’Ukraine dans le chaos. Depuis quatre mois les noms de pays de cette partie du monde nous sont devenus familiers. Dans le roman ils ont une réalité encore plus puissante car derrière l’actualité brûlante l’auteur dévoile une machiavélique entreprise de destruction des peuples.
L’écriture de Giuliano da Empoli est superbe, subtile et ciselée. Elle n’utilise pas d’effets de style factices qui conduiraient le lecteur à rejeter Poutine sans rien comprendre. Ou, comme on a pu le lire dans les chroniques des journaux, à le considérer comme un fou. Da Empoli est pourtant sans indulgence pour ce dictateur enfermé dans une solitude glacée et dans la peur des autres. Il décrit le rythme déphasé des journées du maître du Kremlin et la réalité de l’isolement d’un tyran qui a transformé la Russie en « machine à cauchemars de l’Occident ».
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Baranov a décelé, dès les premières rencontres, l’inhumanité de Poutine dissimulée sous un « masque de cire ». Cette brutalité, l’auteur l’ausculte et la dissèque sans complaisance.
Le mage du Kremlin est un livre exceptionnel. Les références littéraires, l’analyse politique pénétrante et la vérité des personnages concourent à faire du roman une œuvre brillante et captivante.
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