Dans cette tribune, Kévin Petroni réagit à un des passages du discours de réception d’Andreï Makine, auteur du Testament français (Mercure de France, 1995), à l’Académie française. Ce dernier est reçu au cinquième fauteuil, anciennement détenu par Assia Djebar. Voici l’extrait critiqué par notre chroniqueur :
Comme le ciel de l’entente franco-russe semblerait léger à côté de ces lourds nuages ! Serait-ce la raison pour laquelle le français, en Russie, n’a jamais été entaché par le sang de l’histoire ? Pourtant, le sang, hélas, a coulé entre nos deux pays et bien plus abondamment que dans les sables et les montagnes de l’Algérie. Soixante-quinze mille morts en une seule journée dans la bataille de la Moskova, en 1812, un carnage pas si éloigné, dans le temps, de la conquête algérienne. Oui, quarante-cinq mille morts russes, trente mille morts du côté français. Mais aussi la guerre de Crimée, dévastatrice et promotrice de nouvelles armes, et jadis comme naguère, l’Europe prête à s’allier avec un sultan ou – c’est un secret de Polichinelle – à armer un khalifat, au lieu de s’entendre avec la Russie. Et le débarquement d’un corps expéditionnaire français en 1918 au pire moment du désastre révolutionnaire russe. Et la Guerre froide où nos arsenaux nucléaires respectifs visaient Paris et Moscou. Et l’horrible tragédie ukrainienne aujourd’hui. Combien de cimetières, pour reprendre l’expression d’Assia Djebar, les Russes auraient pu associer à la langue française ! Or, il n’en est rien ! En parlant cette langue nous pensons à l’amitié de Flaubert et de Tourgueniev et non pas à Malakoff et Alma, à la visite de Balzac à Kiev et non pas à la guerre fratricide orchestrée, dans cette ville, par les stratèges criminels de l’OTAN et leurs inconscients supplétifs européens. Les quelques rares Russes présents à la réception de Marc Lambron lui ont été infiniment reconnaissants d’avoir évoqué un fait d’armes de plus ou plus ignoré dans cette nouvelle Europe amnésique. Marc Lambron a parlé de l’escadrille Normandie-Niémen, de ses magnifiques héros français tombés sous le ciel russe en se battant contre les nazis. Oui, ce sont ces cimetières-là, cette terre où dorment les pilotes légendaires, oui, cette mémoire-là que les Russes préfèrent associer à la francité.
Le jeudi 15 décembre 2016, Andreï Makine succédait à Assia Djebar à l’Académie française et tandis qu’il déclamait son discours, nous aurions pu nous laisser attendrir par les premiers mots du plus français des écrivains russes, faisant l’éloge de notre langue comme idiome émancipateur, de Paris comme mère des arts, des armes et des lois, de cette France des Belles Lettres sur laquelle Pierre le Grand fantasmait au point de construire à Petersbourg une réplique de Versailles ; nous aurions pu nous laisser émouvoir par les quelques mots de tendresse que le nouvel académicien adressa à François Mitterrand, à Edmonde Charles-Roux, à son éditrice, tant ils semblèrent exprimer l’amour de cette langue et de cette littérature qui sont devenues les siennes ; nous aurions été susceptibles de succomber à notre tentation universaliste, notre plaisir d’imaginer le Français comme deuxième langue nationale en Russie, Balzac et Hugo comme les maîtres de Dostoïevski et de Pouchkine, Makine, à l’instar de Djebar, étranger devenu français- institutionnalisé, consacré, assimilé. Seulement, si nous nous étions contentés d’agir en simples impérialistes, si nous n’avions pas dépassé le caractère francisant de l’institution, nous n’aurions pas compris à quel point la francité de Makine cachait en vérité une implacable machine au service de la Russie ; car sous ce discours favorable à la France du passé, à la gloire de ce que ce pays n’est plus, ce qui se trame, c’est la défense d’une littérature nationale qui s’est construite contre la nôtre, d’une Russie qui s’est réveillée lors de la bataille de la Moskova, d’une nation belliciste, obsédée par la revanche, profondément humiliée par les États-Unis et ses alliés, ayant trouvé en Vladimir Poutine, l’homme que la France refuse de reconnaître comme un partenaire fidèle, le héraut de sa haine et de son mépris. Makine cache le coup de force qui est le sien en entrant dans la maison de Richelieu, mais sans vraiment insister, dans ce qui semble être un éloge paradoxal, un éloge dans lequel la description contemporaine de la France, ce pays perdant ses élites, sa littérature, sa langue, qui finance au Moyen-Orient les terroristes qu’elle pourchasse sur son territoire, qui soutient l’Ukraine et participe aux actions criminelles de l’OTAN, permet à son auteur d’écrire en creux l’hagiographie de la politique russe en Crimée et en Syrie.
En entrant à l’Académie, Makine ne s’est finalement pas présenté comme le plus français des écrivains russes, mais comme le plus russe des écrivains français. Participant à la large campagne diplomatique que la Russie mène en Occident dans le but de pénétrer toutes les institutions culturelles, soutenant tous les projets intellectuels lui permettant d’imposer ses idées dans les opinions publiques occidentales, Makine s’est changé en avatar littéraire de Vladimir Poutine dans le champ culturel de notre pays afin d’inscrire dans un discours institutionnalisé, de consigner dans une cérémonie nationale, la défense de son pays. Pour ce faire, le nouvel immortel n’a pas hésité à s’emparer de la stratégie d’Assia Djebar : détourner le prestige que lui conférait l’institution afin de le reporter du côté de la Russie. Cruelle inversion: tandis que l’Académie permettait à la France de générer du patrimoine en rendant des cultures étrangères nationales, Makine fait de l’Académie un outil au service de la Russie. Maxime Audinet, dans un ouvrage consacré à la Russie, (Russie, vers une nouvelle guerre froide ?, Paris, La Documentation française, 2016) parle de soft power pour évoquer cet aspect de la politique étrangère de Moscou, celle que l’élection de Makine à l’Académie française consacre dans une ville, Paris, qui a inauguré mi-novembre le tout nouveau et resplendissant centre culturel russe, situé à deux pas de la Tour Eiffel, pendant que le Centre Pompidou recevait l’exposition, KOLLEKTSIA, et la Fondation Vuitton, la collection Chtchoukine. Et si, après Napoléon, la Russie tsariste, défendue par Makine à l’Académie, n’avait pas réalisé son vieux rêve d’annexer culturellement la France ?
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