Dans La dernière nuit du Raïs, Yasmina Khadra met en scène les dernières heures de Mouammar Kadhafi tué en octobre 2011. Dans un récit fort et violent, il relate le déchaînement de brutalité et de haine qui a signé la fin tragique du dictateur libyen.

Par : Marie-Jean Vinciguerra

La dernière nuit du Raïs de Yasmina Khadra est un effarant huis-clos ! Nous voici jetés en plein chaos, dernier acte d’une tragédie apocalyptique. La chute de ce dictateur flamboyant et illuminé aux postures et facéties iconoclastes désormais livré à la vindicte de son peuple rebelle. Syrte, la ville choyée, berceau du Raïs, sera-t-elle son tombeau ? Mouammar Kadhafi, en proie à ses démons, s’enfonce dans cette nuit du 19 octobre 2011, nuit secouée d’explosions, striée de flammes.

Prophète maudit, l’enfant du désert s’apprête à mourir d’une blessure inguérissable : l’absence d’un père. Bédouin du clan des Ghous, ce «bâtard» s’est voulu «son propre géniteur». Père des peuples de Libye, il conquiert sa légitimité. Trahi par les siens, bouc émissaire, il sera sacrifié. Nous assistons à la traque infernale, aux derniers soubresauts de la bête pourchassée.

L’étau se resserre d’heure en heure. Dans cette évocation d’une impitoyable mise à mort où rien ne nous est épargné, le « frère Guide » bouscule et questionne. Mais aussi, injurie son quarteron d’officiers qui, tout en protestant de leur attachement au « seigneur et maître », perdent le sens du respect qui lui est dû. Le Raïs ne cesse de dire à la première personne.

Une prouesse stylistique

Voix rageuse jusqu’à la mort, et étrangement même après la mort alors qu’il disparaît dans le néant. La voix de celui qui fut le père de son peuple clame maintenant dans le désert. Fulminante, elle dénonce lâchetés et traîtrises, justifie les crimes commis. Elle laisse aussi percer la tendresse d’un père pour son fils préféré. C’est, l’émotion du Bédouin sensible à la beauté du désert sous les étoiles…

Prouesse stylistique de Yasmina Khadra qui se glisse dans son personnage et lui laisse la parole. Un inlassable monologue intérieur intègre de bout en bout les séquences dialoguées de ces guerriers aux abois harcelés, malmenés par la parole du « Colonel ». Le débit spasmodique des dialogues n’est pas sans rappeler le style agonistique de L’Espoir de Malraux. L’évocation du spectacle de cette guerre civile rivalise avec les meilleurs reportages. Par exemple, celui d’Un taxi pour Benghazi de Marie-Lys Lugarno, cette journaliste corse originaire de la région de Solenzara, d’où partiront les avions de l’OTAN missionnés pour écraser Kadhafi.

Quelques mots qui claquent comme des coups de pistolets, une image inédite, une métaphore chatoyante de poésie orientale suffisent à rendre l’atmosphère à silhouetter les personnages. À mettre en scène le sanglant, assourdissant tohu-bohu d’une guerre civile relayée par les interventions de « la Croisade ». L’expression lyrique, prophétique du Raïs est celle d’un poète, hélas, toujours menacé d’un dérapage caméléonesque. Langue colorée, bigarrée, carnavalesque d’un discoureur impénitent, tour à tour familier, vulgaire et emphatique. Comment oublier les gesticulations, les insultes proférées depuis la tribune de l’ONU, ces diatribes à l’encontre des souverains arabes pourris ou cette charge contre Ben Ali, « chiffe molle en costard de caïd » ?

La labyrinthique psychologie du Raïs

Autre miracle de l’écriture de Yasmina Khadra : la voix de Kadhafi nous guide dans les méandres complexes de la labyrinthique psychologie du Raïs. D’où vient cette autre Voix mystérieuse, celle qui « chantait en lui » ? Puis, comment interpréter ces songes hantés et récurrents, de Van Gogh, « l’homme à l’oreille coupée » ? Ce Van Gogh à qui le Raïs emprunta chapka et verte vareuse ?

Appartenant au clan des Kadhafas, bergers analphabètes, Mouammar Kadhafi comprit l’importance de l’école émancipatrice. L’École militaire fait de lui un fringant officier. Échappera-t-il à son destin de pauvre ? Il connaît une première humiliation quand sa demande en mariage est repoussée. Et sera renvoyé à son rang, à sa classe, celle des pauvres. Il n’aura alors de cesse d’affûter sa vengeance.

À vrai dire, il est une blessure encore plus profonde : la douloureuse absence d’un père, cette figure sacrée et irremplaçable. La question taraude Ouammar depuis qu’on lui a craché au visage qu’il n’était qu’un bâtard. Mais, qui est son père ? Où est son père ? Il interroge vainement son oncle. Le clan lui a caché le secret de son origine. « C’est vrai que je ne suis qu’un bâtard, la pisse d’un fumier de Corse qui passait par ici » ? Une Voix cosmique rugit en lui : « mon père me manquait », « son absence me mutilait ».

Qu’importe ! Il trouvera la réponse à sa quête du père ! Il sera le fils de ses œuvres. Père légitime de son peuple, il devient son propre géniteur. Il peut, enfin, proclamer : « J’étais digne de n’être que Moi ».

L’orphelin blessé à mort

D’ailleurs, il puise dans cette proclamation légitimité et force : « Je suis le guide impavide et je marche la tête si haute que je fais reculer les étoiles ». Pourtant, le destin du bâtard est irrévocable. Celui qui, comble du narcissisme et de la mégalomanie s’est autoproclamé : «moi, le frère Guide, né d’un miracle» sera condamné à poursuivre son questionnement existentiel. De toute évidence, le «père de la révolution», l’enfant béni du clan des Ghous venu de son désert établir la justice et «mettre la fatalité à genoux», tel un nouveau «Moïse descendant de la montagne, un livre en guise de tablette», est trahi par son peuple. À l’interrogation angoissée : « Pourquoi se rebelle-t-on contre moi ? » Il lui est répondu : « Pour tuer le père ! »

L’orphelin est blessé à mort deux fois. Le « miracle » a tourné au mauvais songe. Cauchemar shakespearien habité par la Voix venue des profondeurs de son moi, hanté par le spectre de Saddam Hussein et cette image de Van Gogh sur fond rouge et orange.

À lire aussi : La Chute d’Icare

D’ailleurs, autre énigme, pourquoi Van Gogh s’est-il coupé l’oreille ? Aux prises avec sa « démence tonitruante », Ouammar appelle, en dernier recours, Vincent Van Gogh. Satan dantesque, ver enfoncé dans une canalisation, il se désintègre. Celui qui, nouvel Icare, incarnait l’envol d’un héros mythologique, n’est plus que l’image écartelée, lynchée, sanglante, de la Tragédie. Nuée fantomatique qui se dissout dans le ciel vide des poubelles de l’Histoire.


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