Et si la Divine Comédie était un poème écrit pour instruire le lecteur des vertus chrétiennes ? C’est la lecture que propose Kévin Petroni dans le hors-série de la revue Musanostra, réalisée par la ville de Bastia et la Collectivité de Corse. La revue Dante Alighieri est disponible pour les fêtes de Noël dans les librairies de Bastia et d’Ajaccio, ainsi qu’à la FNAC de Furiani.

Par : Kévin Petroni

« De plus (et c’est le plus important) s’ajoute une raison particulière pour laquelle nous considérons qu’il faut célébrer son solennel anniversaire avec une reconnaissance consciente et un grand concours de peuple : le fait qu’Alighieri est nôtre. […] En effet, qui pourra nier que notre Dante a nourri et renforcé la flamme de l’intelligence et de la vertu poétique en tirant son inspiration de la foi catholique, à tel point qu’il a chanté dans un poème quasi divin les mystères sublimes de la religion? »

Benoît XV

Rapportés par le Pape François dans sa lettre apostolique sur la mort de Dante, les propos de Benoît XV confirment ceux de Borges dans ses neufs essais : Dante est théologien. S’il est théologien, c’est que le florentin propose dans La Divine Comédie un discours sur Dieu, et sur la foi catholique. Arracher les hommes du monde du péché et de l’égoïsme pour les entraîner sur les hauteurs de la Béatitude. C’est un véritable pèlerinage qu’il nous incite à réaliser par nos yeux et nos voix. Un pèlerinage par le poème ; car le discours divin, dans le texte, est avant tout discours poétique, discours littéraire. Le chant invite l’humanité entière à parler par sa voix d’une seule voix, celle insufflée par l’Esprit Saint. Le poème est chrétien parce qu’il est catholique : universel. Apologétique, parce qu’il convertit. Convertir le lecteur revient à changer l’homme. Dante fonde un chant, mais un chant qui est construit, pensé, tendu, vers le message divin qu’il souhaite défendre : toute la vie humaine est régie et conçue par Dieu. Sans lui, l’homme est égaré et promis à la déchéance. Avec lui, il est sauvé. Le poème invite donc le lecteur à considérer ce chant comme un récit initiatique, fondé sur le merveilleux et le sublime chrétiens, ainsi que sur l’interprétation biblique l’incitant à détacher sa lecture du sens littéral vers un plus haut sens : la Vérité Révélée. Dans ce texte nous essaierons de comprendre comment l’élaboration poétique de La Divine Comédie de Dante est incarnée par la foi chrétienne.Deux étapes nous semblent importantes pour comprendre la façon dont le poème révèle le message divin : un travail de structuration ; puis, de sublimation.

Structurer le message divin

Le premier geste de Dante réside dans l’élaboration de la forme qui lui permettra d’exprimer la manifestation de la foi chrétienne.

Structurer en trois et un

Pour ce faire, le poète organise son texte selon deux chiffres : le trois et le un. Dante l’explique dans La Vie nouvelle par une analogie entre la date de la mort de Béatrice et la parfaite concordance des cieux. Béatrice serait morte, selon le poète, le 9 juin 1290. En réalité, Dante modifie la date de son décès afin de la placer sous “le nombre parfait”. Ce nombre se veut, toujours selon Dante, “en accord” avec les neuf cieux du système ptoléméen. Dans le texte, Dante prolonge l’analogie afin de placer sa naissance sous le patronage de l’Esprit Saint :

[…] le nombre trois est la racine de neuf, car par lui-même, sans aucun autre nombre, il fait neuf, comme nous voyons manifestement que trois fois font neuf. Donc, si trois est par lui-même facteur de neuf et si le facteur lui-même des miracles est trois (c’est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui sont trois et un), cette dame fut accompagnée du nombre neuf pour donner à entendre qu’elle était un neuf, c’est-à-dire un miracle, dont la racine, à savoir celle du miracle n’est autre que la merveilleuse Trinité.

Par le chiffre trois, Béatrice est considérée comme une manifestation divine au sein de la vie matérielle. Elle est envoyée sur Terre afin de porter le poète vers une nouvelle vie, una vita nuova marquée par la foi et la piété. Le texte est clair : le chiffre trois renvoie au Père, au Fils et au Saint Esprit, qui forme une unité, un Tout, Dieu. De la même manière, Béatrice, une femme, est choisie pour désigner la Trinité.

Ce chiffre trois sera au fondement du système de rime dantesque. Comme le souligne Danièle Robert dans sa préface de l’oeuvre de Dante, la terzina,nommée également la terza rima, soit une strophe de trois vers en hendécasyllabe, sera la structure versifiée choisie par Dante pour imiter l’action de l’Esprit Saint en nous :

Ce un et deux et trois qui toujours vit, et toujours règne en trois et deux et un, / non circonscrit et qui tout circonscrit. 

Cette liberté sous contrainte est “le moteur” (Danièle Robert) de la pensée créatrice de Dante : les trois vers forment une seule et unique strophe, fruit du désir humain travaillé par l’étude, l’expérience et la foi tout au long du parcours de Dante.

Enfin, n’oublions pas que La Divine Comédie est elle-même fondée autour de trois royaumes : l’Enfer, le Purgatoire, le Paradis, tous trois composés de trente-trois chants qui, comme le souligne Danièle Robert, s’accompagnent du chant I, “lequel s’ajoute ainsi aux quatre-vingt-dix neuf autres chants pour que la totalité du poème aboutisse au nombre 100”. Un et trois : 1300, soit l’année où Dante commence son voyage au-delà de la vie.

Le récit d’un pèlerinage chrétien

Ce voyage s’organise sous la forme d’un pèlerinage. Toujours dans La Vie nouvelle, Dante définit le pèlerinage afin d’en appliquer le sens à son projet poétique. Le poète formule deux acceptions : l’une renvoie à l’exil ; la seconde, à la marche vers Saint Jacques de Compostelle. Lorsqu’il l’applique à son poème, Dante parle d’“esprit pèlerin”. Il évoque par ce terme l’ascension de Béatrice vers le Paradis. Béatrice y de- meure comme si elle était hors de sa cité. Cet “esprit pèlerin” ne peut que remémorer au lecteur le propre exil de Dante. Guelfe blanc, condamné pour des raisons contestables à quitter Florence, Dante reproduit dans La Divine Comédie le chemin qui l’a conduit à quitter la cité terrestre pour attendre, “sur le chemin de sa vie”, la mort et les retrouvailles avec Béatrice. Dante est un pèlerin en ceci qu’il est loin de son monde, loin de sa famille, désargenté et sans but. Le souvenir de Béatrice le pousse à étudier les sciences et la théologie, et le conduit à voir en elle le sens du chemin à suivre vers la Vérité. À ce sujet, Henri Lorgnon est formel :

Il y fréquente [durant son exil à Bologne] l’Université, complète et poursuit ses études de grammaire, et se rend maître de l’astronomie, de la philosophie, des sciences naturelles, et de la théologie qu’il a jugé, dès longtemps, nécessaire de posséder pour pouvoir dire à Béatrice “ce qui n’a jamais été dit d’autre femme”.

Dans le poème, Dante est un pèlerin parce qu’il a quitté le monde des hommes, et qu’il cherche par Béatrice, à la fois désir d’amour (la femme aimée), et désir de connaissance (le système astrologique ptoléméen évoqué plus haut) à trouver le chemin vers Dieu (théologie).

Cette quête repose sur deux points essentiels du récit chrétien : le merveilleux et le sublime. Le merveilleux détermine la structure première de notre récit. Au Moyen âge, le monde merveilleux est celui qui conduit un héros du monde commun vers un autre monde. C’est un univers régi par des règles qui ne sont pas humaines, et qui accueillent sans aucun mal les actes de magie, les miracles ou les sorts. Ce passage s’effectue habituellement dans une forêt, lieu même de la déraison, puisqu’il est séparé de toute civilisation. Dans La Divine Comédie, l’homme Dante quitte le monde terrestre pour entrer dans le monde des morts. Le passage entre ce monde et l’autre s’effectue par la traversée d’une forêt, et le passage d’un portique demandant au lecteur d’abandonner toute espérance”. Il s’agit là d’une convention de lecture qui signifie au lecteur l’entrée dans un univers où aucune des conventions morales n’est respectée.

L’Enfer est un monde renversé, un lieu dominé par des bêtes féroces et des créatures mythiques issues du syncrétisme entre le monde grec, latin et chrétien (c’est le cas de Minos). Le poème est aussi traversé par des miracles, comme la voix de Béatrice qui accompagne dans les Enfers Dante afin qu’il ne s’écarte pas du droit chemin. Le poème se solde par le salut de Dante au Paradis. Le merveilleux chrétien s’accomplit par la merveille de la conversion, qui transforme Dante, créature terrestre, en une âme sauvée par la grâce. Ce mouvement d’élévation de l’âme renvoie au deuxième élément structurant du voyage  dantesque dans l’œuvre : le sublime. Le sublime chrétien désigne tout ce qui arrache l’homme aux déterminismes de sa condition. Habituellement, le sublime est lié à l’ascension d’une montagne. En la gravissant, nous nous débarrassons de la vie commune pour tendre vers le Ciel. Le poème est conçu à  partir d’un pré-texte, fondement du récit de conversion et du sublime chrétien : Les Confessions de Saint Augustin. Dante l’évoque dans le Banquet pour justifier le fait de parler de lui-même :

L’autre raison, c’est quand, parlant de soi-même, il en ré- sulte un grand profit doctrinal pour autrui. Cette raison poussa Augustin à parler de soi dans ses Confessions, parce que, à partir de son propre itinéraire, qui alla du mauvais au bon, du bon au meilleur et du meilleur à l’excellent, il donna un exemple et un enseignement que l’on n’aurait pu recevoir sans un témoignage aussi véridique.

Difficile de ne pas observer dans l’itinéraire augustinien le propre itinéraire de Dante, allant du mauvais au bon, soit de l’Enfer au Purgatoire, et du bon au meilleur ou à l’excellent, soit du Purgatoire au Paradis. Difficile également de ne pas entendre le désir d’élévation de Dante : allant du plus bas au plus haut. À l’instar du commentaire du Sermon sur la montagne de Saint Augustin qui nous explique les voies spirituelles par lesquelles nous pouvons nous élever vers Dieu, tout le poème de Dante se présente comme un enseignement moral délivré pour nous élever. L’ascension revêt à la fois un enjeu scientifique (la théorie des sphères de Ptolémée), philosophique (la métaphysique) et théologique (la Révélation). Toute l’œuvre est fondée sur un récit d’ascension qui doit conduire à Béatrice. Dès le chant I de l’Enfer, Dante se trouve “au pied d’une montagne”, “principe et fin de toute joie” et réalise un premier mouvement vers la hauteur : “en l’air, je regardais, et je vis ses épaules / Déjà vêtues des rayons de cet astre / Qui mène droit chacun par tout sentier”. Ces épaules sont celles de Béatrice, et ces rayons ceux de la Foi qui guideront le poète sur la route. Cette ascension s’achève au chant XXX du Purgatoire par l’une des plus belles pages du sublime chrétien : la rencontre avec Béatrice, sur le char de l’Église. Dante se trouve “là-haut”, sur “ce mont”, prêt à franchir le Léthé, et à entrer au Paradis : “Ceci est esprit divin qui, sur voie / montante, nous conduit sans être prié, / et qui se cache dans son  propre éclat”. (Purgatoire, chant XVII).

Le pèlerinage dantesque est donc conçu comme un immense itinéraire à la fois personnel et collectif : à travers les doutes d’un homme, et son aspiration à la sagesse, il incite toute la communauté des fidèles à le suivre. Il s’agit d’un récit exemplaire. C’est ce qui fait dire au pape François que le projet dantesque se présente comme “un humanisme authentique” : chercher en ce monde le moyen de faire advenir la paix et le bonheur.

Les trois valeurs chrétiennes du récit

Si ce texte fonde un humanisme authentique, c’est qu’il repose sur trois notions fondamentales de l’Église : le libre-arbitre, la raison et la vertu. Tout le pèlerinage dantesque se fonde sur la métaphore du chemin et de la voie à suivre afin de remémorer au lecteur que chaque homme est responsable de sa propre vie et de ses propres choix. Dante est à ce sujet très clair : “vivre chez l’homme, c’est user de sa raison”. Au coeur du projet dantesque se trouve “l’éthique”: la manière dont chacun, doté par Dieu de la liberté et de la faculté de jugement, est capable de mener justement sa vie. Mener justement sa vie re vient à placer ses actes sous la lumière de la foi :

La misura della perfezione di ciascuna cosa creata è data dalla maggiore o minore capacità che essa possiede, di elevarsi sopra la materia e di avvicinarsi all’infinità della Causa Prima che tutto comprende.

Comme le souligne Bruno Nardi : “la luce divina risplende, secondo Dante, nell’intelletto umano”. Avec Dieu, l’homme sait où il va ; sans Dieu, il est égaré. Pensons aux premiers mots de la Comédie : “le droit chemin se perdait, égaré”. Dante s’éloignait de la “véridique voie” en entrant dans les Enfers, et toute la question était de savoir comment se maintenir dans sa voie. Il s’agissait de suivre le droit chemin, celui de la vertu : l’accord entre la liberté humaine et la raison, l’entendement motivé par la Parole de Dieu. Dante l’explique très bien dans ses Épîtres:

[…] le sujet de l’ensemble de l’oeuvre est l’homme qui, pouvant faire usage du libre arbitre, aura mérité récom- penses ou châtiments selon la vie qu’il aura choisi de me ner, le sujet de cette partie sera forcément plus limité et concernera les hommes qui ont obtenu de la justice divine la récompense de leurs mérites.

Qui aura usé de sa liberté avec justesse, c’est-à-dire en parfait accord avec Dieu, sera sauvé ; qui a dévié de la voie droite sera condamné.

Sublimer le récit de la Comédie

Toute la structure du poème réside en ces trois points : une versification fondée sur l’Esprit Saint ; un récit structuré par le merveilleux et le sublime chrétiens ; un pèlerinage marqué par le libre-arbitre, la vertu et la raison accordés aux hommes par Dieu.  Si le sublime chrétien constitue une dynamique du récit, reste à analyser les thématiques qui sont sublimées.

Sublimer l’amour

L’amour est indéniablement le premier élément sublimé. Dans sa jeunesse, Dante s’était formé à la poésie courtoise. La figure de Béatrice était d’ailleurs apparue comme la Dame à laquelle le poète accordait son désir. Le problème de la lyrique courtoise réside dans la blessure d’Amour. Le poète amoureux est celui qui, aliéné par son désir, est capable des pires crimes contre les autres et contre lui-même. Dante en est conscient lorsqu’il écrit dans ses Rimes:“C’est la pire des peines qu’Amour nous apporte”. Ou encore, lorsqu’il compare sa situation à celle de Didon  qui se suicide après avoir été trompée par Énée : “Amour m’a jeté à terre et sur moi / brandit cette épée dont il tua Didon”. Didon est présente dans le célèbre chant V de l’Enfer consacré au châtiment de Paolo et Francesca. Le chant reprend le thème de la blessure d’amour évoqué plus haut : “Amour nous a conduits à même mort”. Si Paolo et Francesca se trouvent aux Enfers, c’est que, comme l’a expliqué Enrico Malato, Dante a dépassé l’amour courtois. “Au “vain amour” des poètes, écrit Enrico Malato, sera opposé “l’amour véritable qui croît en aimant” (Par, X, 84) de Saint Thomas d’Aquin”. Dans le chant XVII, Dante expose sa conception de l’amour : il existe l’amour instinctif, soit l’amour naturel en Dieu, qui lui, est permanent, et il existe l’amour par choix, qui est propre à l’homme, et qui est temporel. L’un est “sans erreur” ; l’autre “peut se tromper sur son objet”. Le seul moyen pour l’homme de rester dans le droit chemin est d’agir en accord avec Dieu, en modérant sa volonté : “Tant qu’il demeure au premier bien fixé / et, quant aux seconds, agit avec mesure / il n’est pas au plaisir du mal incité” (Purgatoire, chant XVII).

Dès lors, au milieu du purgatoire, s’annonce l’amour corrigé de Dante pour Béatrice. Il s’agit d’une comparaison avec celui de Paolo et de Francesca : là où les amants n’ont pas été en mesure de motiver leur amour dans le respect de la Parole Divine, Dante trouve en sa dame le moyen de concilier le plaisir de chair et l’amour divin par le biais de la vertu. Enrico Malato parle d’une “nouvelle vision chrétienne de l’amour, où la tension de la passion et du désir est toujours soumise au contrôle équilibré du  jugement”. Béatrice,  la  jeune  femme  rencontrée dans l’enfance du poète, devient l’allégorie de la béatitude, soit de la manière d’atteindre la Vérité. L’amour de jeunesse est sublimé en amour de Dieu, qui est la cause de tout.

Sublimer la culture antique

Si Béatrice est l’allégorie de la Vérité révélée, elle est également le point d’achèvement d’une sublimation culturelle. Béatrice arrive à la fin de la translatio studii que Dante réalise afin de se présenter comme le poète du passage de l’antiquité à la modernité, de la culture païenne à la culture chrétienne, de la langue de Virgile sub Julio, langue de l’élite, à la langue du peuple, langue catholique : universelle. L’élévation de Dante se fonde sur un système de relais. Ce système de relais est censé dramatiser les procédures de l’acte de création poétique. Au départ, Dante est égaré. Sa parole l’est tout autant : “Ah combien parler [de cette forêt] est chose dure” ou encore “Ne sais pas bien dire comme y entrai”. Dante est face au chaos de l’énonciation parce qu’il se situe dans un espace inconnu. Par conséquent, un lieu inexprimable. Et puis, Virgile, le poète de l’Énéide, le maître du “style illustre” apparaît pour conduire sur ce “grand fleuve de langage” le poète. Il lui confère le style épique propre à la DivineComédie. En ce sens, Virgile désigne l’enseignement antique, celui de la “belle école” (Enfer, chant IV) qui regroupe les poètes latins et les philosophes grecs, que Dante doit se procurer pour sortir progressivement de son état de sommeil et d’incertitude.

À l’entrée du Paradis, Virgile doit néanmoins s’arrêter : n’étant pas  baptisé, il ne peut franchir le purgatoire. Le baptême marque donc une rupture religieuse et historique : le passage de la culture païenne à la culture chrétienne. C’est un continuum propre à la pensée théologique du Moyen Âge. Dans le cadre de la translatio studii, les chrétiens avaient justifié l’absence de référence à Dieu dans la culture antique par le fait que les auteurs antiques n’avaient pas les moyens d’interpréter le message divin. Ignorant tout de la lumière divine, ils s’étaient contentés de l’entrevoir. En ce sens, le message chrétien est l’aboutissement du savoir occidental. Il incarne la Parole révélée. C’est pourquoi Virgile ne peut pas dépasser le Purgatoire, il n’a pas été touché par la Grâce. Béatrice, quant à elle, est la réécriture de la déesse Minerve sur son char. Elle représente l’image aboutie de la Révélation, celle qui s’ouvre au poète. Dante égaré devient poète-prophète, révélant aux hommes les vérités de la foi que  la culture antique avait esquissées. Ce passage de la culture latine à la culture chrétienne s’inscrit dans une logique de l’histoire : le catholicisme révèle à l’homme le fondement de l’amour et de la liberté, à savoir la foi en Dieu.

Sublimer la politique florentine

Enfin, ce passage de Virgile à Béatrice dissimule un enjeu politique. En parfait guelfe blanc, Dante défend la séparation de l’Église et de l’Empire, du pouvoir terrestre et du pouvoir spirituel. À ses yeux, l’Empire doit assurer le gouvernement des hommes selon les principes de la philosophie ; l’Église la pré paration à la vie céleste par la théologie. En ce sens, le pouvoir des hommes prépare le pouvoir divin. L’un et l’autre sont parfaitement complémentaires. Par ce biais, selon Henri Focillon, Dante appelle à une refonte de l’Église au moment où la féodalité l’avait dé tournée de ses missions premières. Le pape ne doit pas diriger un État et des terres, mais se consacrer à son rôle spirituel  :

C’est pourquoi l’homme a eu besoin de deux guides en vue de ses deux fins : à savoir le souverain Pontife, pour conduire le genre humain à la vie éternelle, en suivant les enseignements de la révélation, et l’Empereur, pour conduire le genre humain au bonheur temporel, en suivant les enseignements de la philosophie.

Virgile peut être considéré comme le représentant de l’empire dans la Comédie. Dans le chant I de l’En- fer, il porte la voix de Dante concernant l’empire. Il y évoque le vautre, une créature symbolique. Il désigne pour Dante l’espoir d’un prince laïque qui viendrait réformer l’église, et limiter les pouvoirs du pape à ses seules compétences spirituelles : “Les mâles seront nombreux auxquels elle s’accouple, / Et seront plus encor, jusqu’à tant que le Vautre / Vienne, qui le fera mourir à grand douleur.” Par ce biais, Dante restreint Virgile à l’évocation des sujets politiques, tout comme l’Enfer sera le lieu d’accueil des conflits florentins et des tensions avec la papauté. De son côté, Béatrice désigne la théologie, soit le pouvoir spirituel délivré au poète au moment de franchir le Paradis. Là encore, la dynamique du récit renforce l’idée augustinienne. La cité terrestre prépare les croyants à la cité céleste comme le souligne Bruno Nardi :

Fare di Virgilio l’araldo di Beatrice, e della filosofia aristotelica une preparazione alla teologica, significava riconoscere che la vera filosofia era per lui, come fu per tutti nel medio evo, si cristiani che musulmani, la teologia.

Faire de la théologie le véritable objet de sagesse tient à régir toute la vie humaine selon les principes divins. Cela se fonde sur un geste de sublimation qui consiste à changer l’amour des hommes en amour vertueux, à placer la pensée classique sous la patronage de la pensée chrétienne et à changer le pouvoir terrestre en prolégomène du pouvoir céleste, celle de la Monarchie céleste célébrée dans Le Paradis.

La Divine Comédie est entièrement élaborée par la pensée chrétienne. C’est un texte dont la visée principale est profondément transformatrice : la forme même du poème est motivée par le trasumanar, soit cette manière de mettre le désir de l’homme, le plaisir d’aimer, d’apprendre, de sentir au service de la foi. En ce sens, le poème est entièrement structuré pour que les hommes se transcendent par leur propre force. Le chant est une manière de dire son amour à sa Dame, et à travers le désir qu’elle suscite, poli et travaillé par la vertu, de chanter Dieu. C’est sans doute cela la grande force de Dante dans son œuvre, être parvenu à user du feu de la création comme d’un moyen de transformer son propre désir en désir sacré. Le poète livre une oeuvre laïque, une oeuvre sacrée à hauteur d’homme, en faisant en sorte, comme l’explique le pape François, “que le poids de l’humain ne détruise pas le divin qui est en nous, et que la grandeur du divin n’annule pas la valeur de l’humain”. •

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