par Claire Massy Paoli
 

« A jamais conquise par la musique, je me consolai de ne pas me lier à elle en songeant que les cadences du verbe permettent l’affirmation singulière et précise, le mélange de l’âme avec les mondes, l’incantation, les aveux, les décrets » dit Anna de Noailles, fille d’une pianiste virtuose, dans Derniers vers et poèmes d’enfance.
La poétesse interroge alors le lien mythologique incarné par Orphée entre musique et littérature. Le critique, un livre entre les mains, se glisse alors dans cette faille.

Il prend le texte avec fébrilité, petite fantaisie qu’il attendait tant, et pose enfin ses yeux sur le papier, l’oreille attentive. Peu à peu il se sent alors happé par une harmonie qui se dégage et qui l’entraîne insensiblement dans un tourbillon de mots et d’envolées nocturnes, sans-doutes trop énigmatiques. Le message lui semble plutôt juste, mais il préfère se placer en contrepoint pour en saisir la clé. Clé obscure, si ce n’est sombre, dense, basse, comme sans la résolution qu’il attendait. Dans son esprit les sons se mêlent. Il ne sait que faire face à la diérèse. Il s’y essaie, mais sa langue fourche, pique, pointe et refuse le legato naturel du discours ; il veut articuler, mais les mots lui glissent entre les lèvres d’un air léger. Les ajouts de celui que l’on nomme auteur semblent alors broder sur la phrase des idées noires, comme étrangères à ce qu’il lit. Il cherche alors en vain une unité. Mais la page est trop forte, chevalier verbeux d’un temps moderne en quête d’absolu, il se doit de se couler dans son armure syntaxique pour vaincre le difficile. S’il cherche à avoir le dessus dans ce duel-duo si laid, ici ce n’est pas lui le dominant. Pas d’échappée à ce piège littérateur. La fugue n’est plus possible. Tout lui semble comme, hybride. Pas de style mais trop d’imitations : l’emprunt textuel est trop fort, ou trop faible. Il se réfugie alors dans des effets de miroirs qui apparaissent à son esprit régulier comme autant de facettes de ce qu’il appelle littérature. Or voici que le refrain l’entraîne dans sa ronde chorale. Il s’extasie devant une telle maîtrise, un tel tempérament lexical. La virtuosité l’impressionne. Vexé, il se veut tonique, tente une extension langagière ;
mais ce n’est pas sa partie.

Renversement.

Il s’arrête. Pause. Il respire enfin. De son doigté expert il tourne alors la page, ce n’était qu’un prélude. Il se permet un regard plus haut vers ce titre dont le nombre intrigue, septième. Suite improbable, il ne sait si le mouvement sera allegro, brillant ou lento. Mais déjà, il se sent assaï. Il reprend son souffle et la symphonie livresque l’emporte, le transporte dans une polyphonie de voix et de chants qui s’entrecroisent a cappella. Il veut noter l’imperceptible changement, la variation. Pour suivre cette douce mélodie qui se fait peu à peu mordante, il bouge ses lèvres ; langage.
De nouveau une pause. Il en profite pour tenter l’unisson, désir de déchiffrer et saisir le sens de cette gamme de traits calligraphiés, ces traits noirs sur le blanc de la feuille. Il devient ainsi son propre musicien, prêt à sentir, vivre, interpréter ce qu’un autre a écrit. Chemin si ardu, pénible et forcé. Alors, il perçoit les nuances qui le bouleversent tant. Elles animent le propos par leurs jeux comme autant de rythmes obstinés, lancinants ou saccadés. Ce rythme, qu’il impose lui-même par son intonation muette ; qu’il projette par accents et soupirs comme autant de secrets que cacheraient la syntaxe et les subordonnées. Lettres qu’il articule, notes sur une portée.
Les systèmes se modulent, c’est La fin.

Dernière phrase, il attend la cadence. La rime sera parfaite. Un ultime point d’orgue, une chute …
La voix s’est tue, c’est le silence.

 
 
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