Dans son roman La Sposata, publié en 1933, Sébastien Dalzeto partageait déjà sa crainte d’une dissolution de l’identité corse dans le développement économique. Une œuvre dont l’apport historique et sociologique est à réévaluer.
Par : Jean-Dominique Beretti
La Corse connaît plus que jamais des mutations liées à l’augmentation des flux touristiques, avec pour conséquence des locations névrotiques que les anciens ont du mal à suivre… Un auteur corse avait déjà dénoncé, dans l’entre-deux guerres, un changement en profondeur ; et on peut être parfois surpris par sa modernité…
Il s’agit de Sébastien Dalzeto (1875-1963), écrivain connu en Corse surtout pour son roman Pesciu anguilla, qui a pour cadre la ville de Bastia. Mais peu de personnes savent qu’il a aussi écrit, en 1933, un roman qui se passe à Vico, intitulé La Sposata. Arrêtons-nous sur ce petit livre.
Le décor est posé dès les premières pages :
« Vico se donne des façons de petite cité. C’est à peine un gros village, égrainant ses maisons aux murs épais, édifiées avec le plus dur des granits. La grand’route le coupe dans sa longueur. C’est la Traverse avec, au centre, une place où dans une attitude de tribun, s’élève la statue de Monseigneur Casanelli d’Istria. Vico est le point intermédiaire séparant la plaine de la montagne. Site éminemment pastoral mais dont aucun troupeau n’égaie les alentours. »
Un patrimoine et une identité
Le romancier dépeint avec esprit des personnages typiquement vicolais dans une ambiance particulière. Le héros principal Rinucciu – prénom qui fait référence aux anciens seigneurs – est confronté à une volonté extérieure, celle des Américains, d’acheter la Sposata pour la démonter et l’emporter. Tout le roman évoque la lutte du sgiò pour sauvegarder jalousement ce qui est son patrimoine mais aussi l’identité des « gens de sa race ». La lutte le mène très loin… Le portrait psychologique est sans équivoque. L’écrivain lui donne la parole :
« Voilà où j’aurais voulu terminer mes jours, dit Rinucciu. Le cadre est merveilleux et convient à ma misanthropie. »
L’historien et écrivain Hyacinthe Yvia-Croce (1893-1981) affirmait à propos de cette œuvre : « La Sposata est la dernière œuvre romanesque de Sébastien Dalzeto où l’écrivain semble avoir voulu surmonter l’antinomie entre la vieille génération et celle qui monte. Corsiste ardent et convaincant, il met ici en opposition le vieil esprit corse et la mentalité actuelle due à l’assimilation française. L’antique légende vicolaise ne sert guère que de toile de fond à des tableaux fort modernes et n’est pour lui que prétexte.»
Un monde en transition
La problématique est en effet la confrontation entre les modernes et les anciens avec une crainte légitime, celle du type de développement économique qu’on veut lui imposer. D’autre part, le portrait psychologique du héros principal est révélateur d’une profonde angoisse.
« Désormais il n’avait plus qu’à compter que sur lui-même. Comprenant que rien ne serait tenté en hiver… il combina des mesures défensives… Il eût fallu se battre contre tout un monde et il se trouvait seul ou presque. L’avenir l’effrayait…Vico envahi par un monde étranger… Il en résulterait un changement d’existence, amenant une transformation radicale dans les esprits. Dans un coin, son fief, provisoirement devenu un centre d’industrie, son prestige serait noyé et il disparaîtrait avec la Sposata, emporté dans le remous d’une société rénovée… »
Pourtant, si Vico a été choisi, ce n’est pas tout à fait par hasard, comme il l’indique dans son introduction. Inspiré par Paul Fontana auquel il dédie l’ouvrage, l’auteur présente le travail de cette manière : « Affabulation ? Fantaisie ? Présentation à coup sûr de cet oiseau que j’imaginais virtuellement disparu, le Corse à cent pour cent. Je l’ai, grâce à vous, déniché dans ce coin de prédilection où vous dormez aujourd’hui votre éternel et paisible sommeil ». La Sposata n’est pas loin des romans italiens présentant les transformations d’une famille face à un monde en transition et nous présente des descriptions d’une ambiance vicolaise réelle et en disparition.
Un lanceur d’alerte ?
La fin du roman, après de nombreux rebondissements, débouche toutefois sur un moment d’apaisement :
« Sur les bords du chemin les grands calvaires dressent leurs bras suppliciés. Sur ses assises, la Sposata égrène son cortège abrupt et gris, noyé de soleil couchant. Le village s’anime. Les cafés s’emplissent de clients pour l’apéritif. Un accordéon – toujours le même – ressasse ses rengaines sentimentales – les mêmes toujours – style 1880. C’est encore le Vico agreste et médiéval des Cinarca. La nuit tombe bientôt et le coucou, tapi dans quelque feuillage, dort, remplacé par le hibou hululant inlassablement aux ténèbres. »
La Sposata, œuvre en partie oubliée, serait digne d’être enseignée auprès des étudiants comme un témoignage historique et sociologique d’une Corse disparue. Sebastiano d’Alzeto mériterait quant à lui aujourd’hui le titre de « lanceur d’alerte », pour employer un mot à la mode. Ainsi, les personnages d’un autre temps, à cheval entre le XIXe siècle et la « modernité », gardent, tout en étant fictifs, une part de réalité enfouie en nous à des degrés différents.
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Sébastien Dalzeto : éléments de biographie
Sebastien Dalzeto est un enfant de Bastia. Né en 1875, dans l’ancienne cité génoise, il est l’auteur d’une œuvre majeure. Son premier roman, Pesciu anguilla, est la première œuvre romanesque de langue corse. Il y dresse le tableau du Bastia de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Ce “roman comique” restitue le langage de ses habitants, leur fantaisie, tout ce qui fait de Bastia une “cità strana”. Journaliste, il collabore à L’Echo de la Corse, L’Annu corsu, U Mantese, A Muvra. Il sera par ailleurs l’un des fondateurs de l’association Lingua corsa en faveur de la défense et illustration de la langue corse menacée.
L’œuvre de Sébastien Dalzetto est amplement marquée par le marxisme. Ses Poèmes d’amour et de révolte sont quant à eux largement inspirés par la révolution russe. Son œuvre romanesque, La Tour délivrée ou dans une certaine mesure Pesciu Anguila, tend, quant à elle, vers le roman social. Redonner la parole à ceux qui en sont dépourvus. Révéler les stigmates de la domination dans les classes populaires. Les romans de Dalzeto sont des objets de défense à l’usage des plus précaires.
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