Rarement une œuvre a résonné avec autant d’actualité que Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. À l’heure où beaucoup de femmes se battent encore contre la domination masculine et la sauvegarde de leurs droits, Kévin Petroni revient sur ce texte fondateur du féminisme.
Par : Kévin Petroni
En 1949, sur les recommandations de Claude Lévi-Strauss, Simone de Beauvoir publie Le Deuxième Sexe. Une œuvre scandaleuse. Mauriac s’insurgeait contre un livre aux “ limites de l’abject” dans Le Figaro. José Corti exprimait dans ses Souvenirs désordonnés une certaine condescendance contre cette femme qui a vécu “contre elle-même”. Surtout, une œuvre de la liberté à qui les femmes doivent tant, pour paraphraser Elisabeth Badinter.
L’œuvre émancipatrice de Beauvoir
Pour une morale de l’ambiguïté de Simone de Beauvoir apporte une contribution remarquable au mouvement existentialiste, qui imprègne son œuvre. Le texte, fondé sur la citation de Montaigne, “il faut apprendre à bâtir la mort”, invite à quitter les déterminismes de la naissance afin de tendre vers l’émancipation. Le deuxième tome du Deuxième Sexe commence par une phrase qui l’asserte : “On ne naît pas femme, on le devient”. Toute donnée biologique, historique, mythico-religieuse, utilisée pour contrarier ce constat relève inévitablement d’une discipline imposée sur les femmes depuis plusieurs millénaires.
La grande contribution de Simone de Beauvoir au mouvement féministe tient dans le fait d’avoir montré que tout discours fondé sur la nature relevait de représentations culturelles qui conditionnent “l’Éternel Féminin”. “L’Éternel féminin” rend compte d’une dimension intemporelle de la condition des femmes. Pour Simone de Beauvoir, il s’agit d’une aliénation. Les femmes sont regardées et considérées non pas pour elles-mêmes, mais selon des modèles – la jeune fille, la prostituée, la mère – qui les rangent socialement.
Comment être libre ?
Elle révèle la dichotomie qui existe entre les mythes, les représentations accolées aux femmes, et les faits, les femmes comme comme êtres humains. Le problème réside dans cet écart entre théorie et pratique, représentation et réalité, intemporel et temporel. Comment être libre dans une société qui vous assigne dès votre naissance une place sociale déterminée ? Comme l’écrit Simone de Beauvoir :
“Ce qui est certain, c’est qu’aujourd’hui il est très difficile aux femmes d’assumer à la fois leur condition d’individu autonome et leur destin féminin ; c’est là la source de ces maladresses qui les font parfois considérer comme des sexes perdus”.
Une œuvre sur l’aliénation
Alors, qui exerce cette aliénation ? La civilisation qui privilégie un sexe au détriment d’un autre. S’il y a “deuxième sexe”, c’est qu’il y a “premier sexe”. Celui qui concentre le pouvoir depuis l’antiquité, pouvoir renforcé par le catholicisme, maintenu par la société bourgeoise du XIXe fondée sur le mariage d’intérêt : le sexe masculin. Au fond, Simone de Beauvoir raconte le récit d’une “querelle” des sexes.
Le deuxième tome du Deuxième sexe montre comment la société figure “ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin” et l’ordre viril du monde, qui existe pour lui-même, le masculin. Elle révèle une société très réglée dans laquelle on accorde à chaque sexe une place spécifique. La femme, c’est la passivité (“la passivité caractérisera essentiellement la femme “féminine”) ; l’homme, l’activité (“Il fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde”).
Le privilège masculin
Dans cette configuration, la femme est tournée vers l’extérieur. Elle doit être un objet joli, agréable, doux, conforme au modèle de la poupée. Dès le début, se pose pour la femme la question du corps et de sa discipline. Les règles, la masturbation, les lectures, tout cela est fortement contrôlé par la famille et réprimé par l’éducation. La jeune fille est prise entre la pesanteur et la grâce, le poids du conditionnement et le désir d’émancipation. Pour les hommes, la question ne se pose pas puisqu’aucune contrainte ne restreint leur désir. Le mariage, la prostitution, la place économique qu’il occupe lui assure la liberté de désirer quiconque, de posséder, de soumettre.
C’est à partir du corps masculin, du désir masculin, que se fonde la norme sociale. En ce sens, la femme est perçue et se perçoit depuis le point de vue masculin comme un Autre. Soit un homme dégradé. Néanmoins, le corps de l’homme lui-même est fondé sur des normes. Et si un homme ne les respecte pas, la discipline sociale s’impose aussi à lui. Les travaux de Bourdieu sur La Domination masculine confirment cela :
“Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parfois poussées jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité”.
Beauvoir moderne
Qui n’obéirait pas au devoir du vir, les valeurs masculines de combat, de performance, de reproduction, se verrait retirer le statut d’homme. De même que toute femme qui ne consentirait pas aux requêtes du féminin, se trouverait exclue. Il ne s’agit pas de nier l’inégalité de condition entre les femmes et les hommes. Simplement, de souligner qu’une pensée qui enferme un sexe dans une représentation se fonde également sur une pensée qui enferme l’autre sexe dans une image tout aussi réductrice. À un éternel féminin s’ajoute un éternel masculin auquel, dans une société égalitaire, nous ne tenons pas.
Simone de Beauvoir défendait une conception de la liberté. Elle invitait aussi bien les hommes que les femmes à se départir des charges qui pesaient sur eux afin de bâtir leur propre existence. Sa pensée est-elle dépassée ? Pas le moins du monde. Simone de Beauvoir nous invitait à veiller sur les droits obtenus par les femmes ces quarante dernières années. Car elle savait que toute liberté dans une démocratie pouvait être révisée, au point de s’éteindre.
Femmes et désir selon Beauvoir
La première des libertés à défendre : c’est celle de s’habiller comme on le souhaite et d’aimer qui l’on souhaite. Cela peut sembler étonnant. Pourtant, des commentaires continuent à justifier des viols en raison de la tenue portée par une femme : “elles sont violées parce qu’elles s’habillent comme des putes”. Le rapport de causalité est intéressant parce qu’il révèle des présupposés sociaux et culturels analysés par Simone de Beauvoir :
1. Le corps des femmes est un objet sur lequel pèse un contrôle social.
2. La vision des hommes : les hommes ne sont que des prédateurs qui ne contrôlent pas leur désir. Vision très réductrice de l’homme et du désir masculin.
3. L’impunité masculine : les femmes ont la charge du désir, et les hommes, incapables de penser autrement que par instinct, sont dé-responsabilisés. C’est ce que l’on pourrait appeler la pensée d’Eve : le péché du désir incombe toujours aux femmes. Comme le souligne Simone de Beauvoir, cela s’explique par des rôles sexuels très codifiés :
“La civilisation patriarcale a voué la femme à la chasteté ; on reconnaît le droit plus ou moins ouvertement du mâle à assouvir ses désirs sexuels tandis que l’on confine la femme dans le mariage : pour elle, l’acte de chair, s’il n’est pas sanctifié par le code, par le sacrement, est une faute, une chute, une défaite, une faiblesse”.
La liberté des femmes
Une femme doit être chaste ou ne doit pas être. User de sa liberté pour une femme, celle de s’habiller et d’aimer qui elle souhaite, revient au fond à éprouver les limites de la liberté. Un homme ne fait pas souvent l’expérience, du moins pas à cette fréquence, en sortant dans la rue, du harcèlement ou de l’agression causée pour un simple vêtement porté. En ce sens, le corps des femmes reste, et c’est inquiétant, un enjeu politique.
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La deuxième liberté, et au fond, c’est un principe constitutionnel : c’est celle de critiquer les institutions quand celles-ci sont considérées comme injustes ou quand elles dysfonctionnent. Lors du mouvement « Iwas », le mot répété était : pas de vengeance sur les réseaux sociaux. Et c’était un conseil salvateur pour les victimes, qui évitaient ainsi une condamnation pour diffamation, mais aussi pour la défense et leur famille, qui pouvaient préparer tranquillement leur argumentaire. C’était une manière de protéger le droit de chacun dans un procès.
Les ennuis commencent quand la justice se contente d’inviter des victimes à porter plainte alors qu’elle sait très bien que la procédure, dans ces affaires, est défaillante. En 2019, 76% des enquêtes ont été classées sans suite. Y a-t-il 76% de plaignants qui mentent dans ce pays ? Je ne le pense pas.
Le projet du féminisme
La procédure est obsolète, les moyens pour obtenir les preuves difficiles, la pression sociale sur les victimes accablante. Pour ceux qui en doutent, le documentaire consacré par Arte sur ce sujet est édifiant. Alors, il est sûr que la justice ne doit pas se rendre en dehors du tribunal ; mais il est indispensable que des responsables de l’appareil pénal agissent pour rendre la procédure plus efficace. Il est également essentiel que des plaignants puissent critiquer notre justice sans qu’on les considère comme des “ayatollah” ou des “follasses” pour autant.
C’est parce que la justice ne fonctionne pas que l’intimidation, la rumeur et la vengeance s’étendent au point de menacer les règles de l’État de droit. La justice ne se rend pas dans la rue. Mais c’est à la rue que revient le droit par la manifestation de critiquer les institutions. Sans la rue, sans la presse, sans la contestation du MLF, aurait-on connu une société plus égalitaire et par conséquent plus libre ? J’en doute.
Le Deuxième Sexe résume très bien le projet du féminisme : une pensée de l’émancipation. Josyane Savigneau le définit à la perfection dans son portrait , L’Aventure d’être soi, publié dans Le hors-série du Monde, consacré à Beauvoir : “un acharnement à penser et à construire sa liberté”.
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