Avec Le Temps gagné, Raphaël Enthoven signe une autofiction aussi intime que vengeresse. Une œuvre hautement polémique, dans laquelle il évoque la violence de son père, ses lectures, mais aussi son rapport au corps.
Par : Audrey Acquaviva
Le temps gagné, paru aux éditions de l’Observatoire, est le premier roman de Raphaël Enthoven. Mais l’auteur ne s’en cache pas : il s’agit bel et bien d’un récit de vie. Sans grande surprise, ce récit rétrospectif évoque la famille ici recomposée et multiple.
Enfant de parents divorcés, il doit composer avec ses beaux-parents. Le premier est une véritable peau de vache dont la gifle est le grand principe éducatif. La seconde est tour à tour un réconfort et un obstacle. Du côté de ses parents, la mère semble sans cesse sous la coupe de son mari et se met rarement du côté de son fils.
Quant au père, il oscille entre une figure paternelle rassurante, un garant de l’éveil intellectuel (d’ailleurs le surnom donné au jeune narrateur y est révélateur : « mon petit bonhomme« , un homme en devenir ? ), et de l’excellence mais aussi une certaine forme de désinvolture teintée de charme. Lui aussi se trouve démuni, voire excédé par certaines actions ou réactions de son fils aîné. Il est vrai que l’enfant sait se montrer insupportable et peu s’intéressent aux raisons. Heureusement sa grand-mère lui apporte réconfort et soutien.
Entre excellence et rébellion
Malgré le confort matériel et intellectuel dont il bénéficie, il n’échappe pas au lot des enfants de couples séparés. Ainsi souvent incompris, l’enfant chemine entre colère et bravade pour exister. Il connaît aussi l’injustice dont l’exemple le plus douloureux est la mauvaise interprétation du mot qu’il avait rédigé à l’attention de sa sœur à naître. Le moins que l’on puisse dire est que le regard du narrateur adulte sur l’enfant et les adultes est sans concession. Moqueur parfois. Drôle aussi, quand par exemple l’enfant découvre sa beauté.
Au fil du récit au rythme varié, l’enfant grandit et devient un lecteur assidu et passionné. Lectures qu’il confronte à sa vie. Ainsi les récits de la comtesse de Ségur concrétisent la place de la morale, dessinent bien distinctement la frontière entre le bien et le mal. Plus tard, l’adolescent deviendra un lecteur vorace. Sa rencontre avec son professeur de français en quatrième l’y ayant poussé. Pour lui, il multiplie les fiches de lecture et y excelle. Un avant-goût de l’écriture et de la recherche dont le matériau est la littérature. Les mots. Les pensées. Son excellence, qui n’évite en rien le terrible regard sur les enseignants ( peu eurent grâce à ses yeux), joue des coudes avec la rébellion, se traduisant par des coups tordus en douce ou autres petits vols. Et cette alliance atypique réjouit son père et annule la sentence de l’autorité scolaire.
Une forme d’émancipation
Le narrateur n’en demeure pas moins un enfant de la télé, d’où il tire des héros ou des modèles auxquels s’identifier. Un étonnant Rocky. Une peur de Rambo. Une référence à deux des chevaliers du zodiaque. Et qui dit adolescence, dit premières amours. La découverte du corps et de celui de l’autre. Et il ne se prive pas de ses découvertes. Cette époque coïncide aussi à une forme d’émancipation, quand il finit par s’installer dans une chambre de bonne où il se sent enfin chez lui. Bien que très libre, il se responsabilise, donne des cours et prend très au sérieux la seule condition de sa nouvelle liberté : l’excellence. Et à ce moment-là, le rythme du récit s’accélère : Hypokhâgne, Khâgne, École normale supérieure ( la fierté paternelle), l’agrégation. Son histoire avec sa première femme aussi, en parallèle avec toutes les autres, jusqu’à l’entrée de Béatrice Luca dans sa vie.
Le Temps gagné est aussi une réflexion sur les multiples origines de la pensée. Tout d’abord la réflexion sur le monde et les individus à portée de regard de l’enfant, de l’adolescent, le jeune adulte. Puis les socles littéraire et télévisuel. Enfin, les discussions avec son père.
Par moment, au gré de son récit, Enthoven, qui n’oublie pas son identité de philosophe, en appelle aux grands penseurs pour étayer son propos. Enfin, cette réflexion est délimitée par les bornes initiale et finale. La première marque ses débuts au cours de l’enfance et la seconde son émancipation. Cette entrée coïncide avec la trahison du père. Quant à la mère du narrateur, sa séparation avec celui qui maniait si bien la gifle a permis d’une part de la transformer en un être charmant, et d’autre part à la réconciliation avec son fils.
Loin dans le récit de l’intime
Comme tous les récits de vie, il interroge l’écriture de l’intime. Le langage populaire apparaît comme un premier levier. Il distrait le langage mais traduit aussi la colère de l’enfant puis de l’adolescent. Cette colère est-elle toujours palpable chez l’adulte qui raconte, ou est-elle une gourmandise, une transgression du lettré qui manie avec aisance le subjonctif et la phrase ample et bien taillée ? Le second levier repousse très loin les limites du récit de l’intime. Et le moins que l’on puisse dire est qu’il va très loin.
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Le narrateur évoque la grosseur de ses couilles, grosseur qui le fascine depuis l’enfance. Son sexe d’adolescent qui débande, en passant par une vision crue d’un curetage, ou encore une technique élaborée pour déféquer en silence. Enthoven en profite pour donner une définition originale de l’amour. Dans son roman, l’auteur joue aussi avec le réel, avec trois marqueurs forts notamment. À la toute fin du récit, le prénom du narrateur est prononcé : « Raphaël ». Au cours de son mariage, un des invités se nomme : « Enthoven ». Et que dire de cette rencontre littéraire longuement détaillée : l’Aurélien d’Aragon.
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