Avec les gestes barrières, le contexte sanitaire nous a privés du contact humain et du réconfort de l’étreinte. Une privation qui rappelle celle que subit Dante dans la Divine Comédie, lorsqu’il retrouve son ami au Purgatoire mais ne peut l’embrasser.

Par : Cristofanu Ciccoli 

Alors que les principes de distanciation physique ou sociale dont on ne sait trop définir le cadre, ni les circonscrire dans le temps, semblent vouloir s’installer dans la durée, quelques vers de Dante issus du chant deux de la Divine Comédie me sont revenus à l’esprit :

« Les âmes, s’apercevant à ma respiration que j’étais encore vivant, devinrent pâles d’étonnement ; et comme un messager qui porte l’olivier attire à soi la foule avide de nouvelles, et que nul ne craint de presser autrui, ainsi toutes ces âmes fortunées sur mon visage fixèrent les yeux, oubliant presque d’aller se faire belles.

Je vis l’une d’elles s’avancer pour m’embrasser avec tant d’affection, qu’elle me mut à faire la même chose.

Hélas ! ombres vaines, excepté d’aspect ! Trois fois autour d’elle j’étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma poitrine. L’étonnement, je crois, se peignit en moi ; sur quoi l’ombre sourit et se retira, et moi, la suivant, au-delà d’elle je passai. Doucement elle me dit de cesser : alors je la reconnus, et la priai que pour me parler elle s’arrêtât un peu. Elle me répondit : « Comme je t’aimai dans le corps mortel, dégagée de lui je t’aime ; à cause de cela je m’arrête. »

Une question surgit immédiatement : comment l’être humain, fait de chair et d’esprit va-t-il se définir, dans ses interactions avec ses congénères, désormais amputé de sa corporéité ?

Lorsque dans la Divine Comédie, Dante parvient au Purgatoire, il est entouré par un groupe de défunts en quête d’expiation. Leur enveloppe est réduite à un voile et n’est plus palpable. C’est pourquoi tout contact est proscrit. Parmi eux se trouve son cher ami le poète Casella, disparu vingt ans auparavant.

Le corps disparu

L’impossibilité de le serrer dans ses bras arrache à Dante une complainte déchirante. Ces vers décrivent de façon explicite la souffrance de l’étreinte refusée que notre psyché ressent cruellement. La conscience éveillée souffre de savoir le corps disparu. Les âmes vagabondant dans les sphères éthérées l’admettent comme allant de pair avec leur condition mortelle. Comment allons-nous l’aborder nous qui sommes conscient d’appartenir au règne du vivant ?

La nécessité que l’on s’impose à soi aujourd’hui à juste titre, face à la situation inédite que vit l’ensemble de l’humanité, nous contraint à tenir l’autre à distance respectable. Respectable de quoi d’ailleurs, quel respect construit-on en refusant tout contact sinon la crainte respective ?

Cet Autre était jadis celui que nous ne connaissions pas. Celui qui différait de nous et que nous n’avions pas spécialement intérêt à pratiquer, au risque d’y voir apparaître notre reflet comme un contrejour désagréable. Cet autre est devenu aujourd’hui notre voisin de comptoir ou de palier, notre père ou notre enfant, notre conjoint dans les cas les plus complexes.

Quelle humanité ?

Par un coup du sort bactériologique, nous sommes devenus notre autre nous-même. Et ce tour de passe-passe nous pousse à errer entre paranoïa et schizophrénie. Comment appréhender les relations avec nos proches sans plus aucun lien physique ? Nous avons vu surgir durant ce printemps 2020 la cruelle question des funérailles, qui fit qu’au moment le plus absurde, qui nous prive de l’être cher, nous nous vîmes également privés du réconfort des survivants, si essentiel dans de telles épreuves. Les sociologues analyseront plus tard, plus finement, les conséquences des mutations à l’œuvre aujourd’hui. Mais il sera probablement trop tard pour y remédier.

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Se tenir à distance de l’autre, de tous les autres, représente une rupture majeure du contrat social. Et il ne semble pas se présenter d’alternative ontologique qui permettrait de combler l’absence du corps. Ce ne sont pas quelques « checks » ou saluts divers et variés du coude ou du talon qui compenseront le manque affectif. Nous comprenons et partageons la souffrance de Dante, qui voit lui échapper le réconfort de l’étreinte amicale, celle qu’il souhaite prodiguer à Casella. Il faut scruter à demain et tâcher de percevoir quelle humanité va pouvoir se construire ? Sans liens physiques, sans chaleur humaine, sentirons-nous encore battre le cœur des Hommes ?

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