par Sophie Demichel-Borghetti

Un temps à se brûler en Venise

« Tout ce qui est dans l’amour, dans le crime, dans la guerre et dans la folie, il faut que le théâtre nous le rende s’il veut retrouver sa nécessité » Antonin Artaud

Elle l’attend. Elle est en travail, en travail d’artiste ; Artemisia est peintre, pleine d’une œuvre  à faire qui n’a pas le temps. Mais elle l’attend. Et il arrive. Nous sommes à Venise en 1623, et Artemisia Gentileschi va y retrouver Nicholas Lanier, son amour infini.

Artemisia est peintre, remarquablement douée, reconnue dans la lignée du Caravage ; mais elle est femme, lourde de ses luttes, de ce qu’elle a enduré pour tenir cette place, se faire reconnaître. Nicholas est diplomate et musicien, mandé en « négociateur d’art ».

Ils sont beaux, ils sont jeunes et ils s’aiment. Ils ont tout. Bientôt, peut-être, n’auront-ils plus rien.  Ils sont beaux, ils sont jeunes et ils s’aiment ; cela devrait suffire : cela ne suffira jamais ; ne suffira jamais à renverser un destin en marche dans un monde de violences.

C’est une histoire simple, qui commence en marivaudage et finit en catastrophe. L’écriture de Joséphine Chaffin est avec justesse assez subtile pour ne rien laisser, d’abord, transparaître de  ce qui va arriver à ces deux êtres magnifiques qui se retrouvent dans le bonheur de l’amour dans le plus bel endroit du monde. Quelques instants, au cœur de Venise, on oublie le temps et les guerres qu’il porte.

Et puis…

Et puis.. Artemisia est une artiste, elle sait dans son corps que l’art est une magie sourde et fragile, que la violence du monde – qui s’incarne dans le Veau d’or – le met en danger.

Et puis… Nicholas est un homme pris dans le système du pouvoir ; il porte malgré tout sa mission comme un devoir au-delà de ses désirs, de son amour, de sa passion pour la musique.

Ils sont à Venise ; rien n’est moins anodin du point de vue du Destin. Comme Nicholas le relève, joyeusement pourtant, «  Venise concentre le Tout du monde » ! Venise est le centre séraphique du monde, où toute pureté cachée peut apparaître ; elle est aussi un lieu d’ « œuvres au noir », de mystères et de métamorphoses.

Labyrinthe refermée sur lui-même, ville dans la ville, elle fait advenir tout plus intensément, plus violemment. Tout est en place pour que se jouent les actes du drame, cette rencontre d’abord heureuse et qui va déchaîner des ouragans.

C’est une histoire simple pourtant,  mais où va se donner et s’intensifier tout ce que  l’amour et l’art peuvent contenir de violence. Venise concentre le Tout du monde ;  Le Tout de ces êtres-là sera de brûler d’art et d’amour à Venise.

Et Venise devient naturellement ce lieu où il va advenir que cette mission, occasion de retrouvailles heureuses, devienne un piège dangereux, tourne mal, et se retourne en intrigue vénéneuse, où vont se révéler, au fur et à mesure d’une écriture qui évolue magnifiquement vers le thriller, les nœuds gordiens qui vont précipiter les amoureux dans la tourmente.

Bien sûr, le conflit entre le respect de soi, la nécessité de garder son nom  et le désir d’amour ; ce conflit, cette possibilité terrifiante que l’on ne puisse en même temps aimer et créer va singulièrement « consumer » Artemisia, elle qui sait déjà à quel point elle a souffert, à quel point elle va encore souffrir, parce que l’art est souffrance –  « De toute façon, qu’est-ce que tu veux leur apprendre ? Les gestes, oui, tu peux leur apprendre les gestes, mais travailler, faire vraiment venir les images… Ils veulent pas souffrir ! Tu fais rien si t’as peur de souffrir ! En tout cas, tu peints pas ! » (Jean-Baptiste Aymeric, Ceux qui m’aiment prendront le train, film de Patrice Chéreau).

Comment être une femme amoureuse dans ce monde sans se perdre? Jusqu’où partager l’intime et la création quand il y a de l’innommable dans ce qui fait l’artiste ?

Et puis « Les Beaux Ardents » nous dévoile cette forme insidieuse de dichotomie, de lien nécessaire et impossible, entre l’Argent et l’Art. Pourquoi le marché de l’art  en appelle-t-il toujours à un possible trafic d’œuvres, à d’indéterminées intrigues ? Parce que l’art transgresse tous les codes de toutes les lois, comme ce meurtre d’Holopherne inlassablement perpétré par Judith sous les doigts magiques d’Artemisia. Parce que l’art est un assassin impuni, son visa de passage dans la « bonne société » doit sortir de mains de voleurs, de réseaux clandestins et dangereux.

Dans Venise, les artistes et leurs courtiers portent des masques, non pour se déguiser ou se faire voir, mais pour disparaître comme en incognito. C’est de ce danger que parle, sans cesse et jusque dans les rires des amants souvent, très souvent heureux et innocents au cœur du volcan, ce texte éminemment politique, relevant ces combats-là qui traversent toute pratique artistique : celui contre le pouvoir de l’argent et celui contre les préjugés de la société.

Artemisia se retrouve, par amour, par destin, doublement recluse, entre son Amour dévorant et sa volonté vitale, dépossédée d’une part d’elle-même, comme exilée en elle-même par la terrifiante force de cet amour. Elle ira jusqu’aux limites d’elle-même et de ce que peut supporter le monde pour Nicholas.

C’est en quoi deviendra insupportable le « renversement des rôles », le frôlement, peut-être, de l’interversion des sexes.

On croirait voir aux premiers instants, même parfois dans de belles parenthèses – par la douceur, oui, la douceur de la mise en scène jusque dans les excès amoureux – , on croirait voir deux enfants au soleil de Venise.

Sauf qu’ils peuvent bien se prendre pour ces enfants amoureux, nous le faire entrevoir aussi, Artemisia et Nicholas sont tout sauf ces enfants-là, ne sont plus ces enfants parce que ce monde ne leur en laisse pas le choix. Ils y ont cru. Ce sera leur drame.

L’un et l’autre vont alors, clandestins et voyeurs, dans une Venise exilée en elle-même, cernés dans l’Atelier, autour d’eux-mêmes et de leur secret, éprouver la tragédie de la déréliction possible de l’amour dans tout ce qui tend à le détruire.

Et le cadre donné à ce huis-clos est alors incroyablement juste, dans l’ambiguïté du décor, les variations de lumières : comment se croire presqu’à Venise, sans y être… se croire réellement dans une Venise où l’on n’est pas, puisque ces deux-là n’y sont pas non plus, ou ils y sont en s’y cachant de tous ?

Enfin – et peut-être surtout -, au croisement ultime de l’art, de l’amour et de la société, ces mots, ces figures nous parlent de la femme créatrice et de sa place, de la nécessité et de la souffrance pour une femme de trouver sa place, malgré les violences et la peur.


L’Histoire réelle, celle de la peintre, reprise dans ce texte, est aussi celle d’un oubli : Quel est cet oubli qui s’installe devant nous- et qui nous intime de répondre, nous qui ne connaissons pas Artemisia Gentileschi… Mais pourquoi ne la connaissons-nous pas ? Pourquoi oublie-t-on si facilement les œuvres  des femmes ? Et c’est Camille Claudel qui est là, dans une transparence mystérieuse, dans ce génie de beauté et de luttes, qui s’évoque à nous. 

Pour donner à voir cette artiste-là, il fallait bien une sorcière, une artiste d’une puissance capable de traverser toute la douceur, tout l’amour  à porter, séraphique et intense. 

 Marilyne Fontaine, illumine Artemisia d’une grâce et d’une pureté qui confinent à la sorcellerie, comme on préserve une survivante …« (…) Dans le cadre de l’expérience humaine et du monde humain,  il est quelque chose ayant une sorte d’affinité ou de lien avec le sacré. Ce « quelque chose » me paraît être le démonique…. L’homme est un être démonique, ce qui signifie à la fois redoutable et merveilleux, puissant et étrange, surprenant et admirable, donnant le frisson et fascinant, divin et démoniaque. » ( Marcel Conche, le sens de la philosophie)…. Se déprenant d’elle-même, elle est cet être démonique, à la fois possédée d’un dieu exigeant et envahie d’un amour total.

Ni forte ni fragile, Artemisia ainsi incarnée apparaît comme « hors-monde » – son seul lien charnel étant cet amour inaltérable, jusque dans ses douleurs, ses abysses, peut-être -, et tout l’univers respire à travers elle. 

Pour accentuer ce mystère porté par les comédiens, Clément Carabédian porte en lui  toute l’ambiguïté du personnage ; il marque les limites particulières de l’ « amour d’un homme », dans une société qui n’en veut pas et à laquelle il se soumet comme malgré lui, magnifique dans la transparence et parfois la naïveté de cette ambiguïté. 

Les « personnages » des « Beaux Ardents » ont existé ; leur histoire commune est une fiction, mais qu’importe ; elle est de ces possibilités de ce qui n’a pas été, de ce qui aurait pu être et dire alors la vérité de ce monde qui est toujours le nôtre, de la difficulté d’être une femme dès qu’un désir de reconnaissance est en jeu ; qui dit aussi la violence à laquelle la puissance de l’argent soumet l’art. 

« Les Beaux Ardents », par l’écriture à la fois légère et habitée de Joséphine Chaffin, est la narration séraphique de cet envoûtement dans une  Sérénisssime, qui seule peut perdre ou sauver les âmes des eaux troubles de ces temps terribles.

 C’est l’histoire d’une artiste qui résiste à sa propre disparition, dût-elle y sacrifier son bonheur… Au fond de l’amour de toute femme se love la malédiction de la petite Sirène d’Andersen. Que devra faire Artemisia, l’artiste, pour s’en délivrer ? 

Pour le savoir, il faut aller voir « Les Beaux Ardents », y aller pour assister à cet envoûtement, et le ressentir jusqu’aux larmes, dans le corps habité de Marilyne Fontaine, dans cette respiration incandescente, cette voix qui se perd, se donne, nous appelle au bout de nous-mêmes, dans  son offrande de la brûlure au plus intime d’elle-même, où se consume cette identité mystérieuse de la comédienne et la femme. 

Y aller au Colombier, ces 10 et 11 mai prochain, avec Marie-Cecile Ouakil, créatrice du rôle, dans une magnifique Artemisia,

Oui, nous devons y aller et ne jamais en revenir. Parce que personne ne ressortira indemne de cet amour-là… de cet amour qui n’existe qu’au théâtre, et dont le Théâtre peut être fier.

b

LES BEAUX ARDENTS

love story vénitienne

Texte de Joséphine Chaffin 

Mise en scène de Joséphine Chaffin et Clément Carabédian

Avec
Marilyne Fontaine Clément Carabédian

http://www.lecolombier-langaja.com/programmation/2018-2019/les-beaux-ardents/

À propos de l’auteur

Docteure en philsophie
Comédienne
Ecrivaine

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