Humour corrosif, sujets d’une actualité douloureuse et dialogue avec d’autres classiques de la science-fiction : 188 contes à régler est un véritable condensé du talent de nouvelliste du maître de la micro-fiction Jacques Sternberg.

Par : Valentin Trabis

On parle souvent du fantastique comme de la littérature s’adaptant le mieux au format court. Pourtant, la science-fiction, qui certes a connu – connaît – le succès grâce à d’amples cycles déployant leur univers sur des milliers de pages, a donné quelques nouvellistes de renom.

Que l’on songe seulement au poétique Ken Liu, dont la nouvelle « The Paper Menagerie » a reçu de multiples prix internationaux ; et, plus près de nous, à Alain Damasio et son très borgésien recueil Aucun souvenir assez solide. Jacques Sternberg (1923-2006) fait indubitablement partie de ces figures de conteur, même si de son aveu, il demeure marginal dans ce champ fort fréquenté (« j’étais détesté par pas mal de fanatiques de la SF pure et dure »[1], admet-il dans sa préface aux 188 contes à régler).

Ami de Topor, fidèle contributeur de Fiction, Sternberg manie d’une main de maître le délicat exercice de la micro-fiction, qu’il avoue préférer au plus légitime roman. Intéressons-nous donc à ses 188 contes à régler, publiés en 1988 aux Éditions Denoël.

Quelle science-fiction ?

Encore faudrait-il s’entendre sur l’étiquette. Car depuis quelques décennies, la galaxie des œuvres s’en revendiquant, a de quoi donner le vertige. Quels points communs entre Star Wars et 1984, entre Fondation et La Horde du Contrevent ? La science, certes, et nous ne contredirons pas Frédéric Landragin lorsqu’il explique que l’œuvre de SF doit être « cohérente, rationnelle et scientifiquement plausible »[2]. Mais chacun d’entre nous a une conception différente de la science, et ce qui paraîtra évident pour un docteur en astrophysique le sera moins pour un étudiant en lettres. Fantasme de science plus que science, donc.

Et Sternberg de jouer sur ce fantasme lorsqu’il déclare vouloir composer

« une science-fiction vierge de tout scientisme, de toute profonde réflexion, et exclusivement nourrie d’humour macabre, de fantastique, de terreur, d’absurde et de dérision. Qui n’épargn[e] pas d’ailleurs la « vraie » science-fiction. »[3]

Il est tout à fait révélateur que l’écrivain pointe ici, tout en le mettant à distance par le biais des guillemets, le canon de la « vraie » science-fiction. Car si l’auteur belge reprend dans ses 188 contes à régler quelques grands poncifs de la science-fiction traditionnelle (machines à voyager dans le temps, rencontres du troisième type, voyages intergalactiques…) et du fantastique (rencontre avec la mort, prophétie funeste…) ; c’est pour mieux les subvertir d’une plume acerbe rappelant aussi bien le conte cruel d’un Villiers de L’Isle-Adam que le cynisme d’un Cioran.

Un Cioran futuriste

Plus que d’hypothétiques récits de science-fiction, les 188 contes à régler forment autant de satires, conjuguées au futur, du monde présent. On peut certes sourire de la présence renouvelée des minitels dans ces « contes-gouttes ». Mais les thèmes abordés par Sternberg sont bien plus universels et d’une actualité parfois douloureuse : confrontation à l’altérité et à la solitude, poids des religions, destruction de l’environnement… Le paragraphe d’ouverture de « La poubelle », sous ses traits hyperboliques, se révèle presque prophétique :  

À l'aube du XXIe siècle, tout ce qui avait fait la gloire putride du siècle précédent atteignait son apothéose : la surproduction hystérique, la névrose du profit et de la promotion, la consommation à outrance, la concurrence commerciale effrénée, le gaspillage à plein temps sur tous les plans, la tapageuse aisance des uns qui se nourrissait du manque des autres [4]

À la manière de Montesquieu, l’auteur de Toi, ma nuit use en outre de la fiction du regard étranger – ici, extraterrestre – pour décrire et mettre à distance les horreurs dont est cause l’humanité. C’est le cas dans « Le choix », où les Aldruses, les êtres « les plus doux, les plus pacifiques »[5] de la galaxie, se posent au beau milieu d’une jungle paisible se muant soudain en un sanglant champ de bataille. Évidemment, les visiteurs s’empressent de repartir… « L’épopée » narre la conquête de l’univers par l’être humain. C’était sans compter sur un Conseil de prévention galactique qui neutralise tous les moyens techniques de l’humanité. La raison ?

Les Terriens étaient pour la première fois sur le point de quitter leur champ de bataille natal. Ils atteindraient d'autres mondes, n'importe quel autre monde. Ils y sèmeraient l'idée de la violence, le mythe de la raison du plus fort, la notion de guerre inconnue ailleurs. Ils contamineraient l'univers, ils répandraient partout leur peste macabre et leur goût du sang[6].

Nous l’aurons compris, nul n’est épargné par Sternberg – même Dieu ! Tantôt lâche au point de se faire exploser à l’idée de créer un humain (« La faute »[7]), tantôt nihiliste (comme dans le très court conte « La perte » : « Il était une fois un Dieu qui avait perdu la foi »[8]), tantôt franchement sadique (dans « Le gouffre », alors que le marin sur le point de mourir dans une tempête en est réduit à prier, « l’énorme grondement d’une voix se fit entendre […] – Quel vent, hein ! énonça-t-elle. Puis, elle se tut à jamais »[9]), il n’est en tout cas jamais du côté des hommes.

Tous ces aphorismes ne sont pas sans rappeler le philosophe Cioran, d’ailleurs cité dans « Le représentant ». Écrivain de la cruauté, Sternberg n’en demeure pas moins un styliste accompli.

Humour noir, chute et mise en abyme

Sous le lourd vernis de pessimisme des 188 contes à régler (le titre, tout un programme !) se décèle toutefois un humour souvent grinçant, comme dans « Le végétal » : « Quand les carottes pensantes venues du fond des lointaines galaxies virent pour la première fois des êtres humains de la Terre où elles venaient de débarquer, elles notèrent, stupéfaites : –Ce sont des légumes évolués.- »[10] Savoureux double-sens final : c’est que l’auteur belge maîtrise l’art de la chute avec virtuosité.

L’écrivain qui souhaitait être embaumé devant sa table de travail ? « On fut quand même assez surpris de constater, quelques mois plus tard, qu’il avait écrit en douce un roman posthume. »[11] Celui qui disparaît mystérieusement avant de mettre la dernière main à son roman ? « [Il] était là, coincé dans sa dernière phrase, celle-là même qui le décrivait, de façon très banale, à jamais enlisé dans les marais gluants d’une planète perdue que personne ne découvrirait jamais puisqu’elle n’avait jamais existé. »[12] Ainsi, les micro-récits de Sternberg font la part belle aux mises en abyme, ces moments où la fiction fait irruption à l’intérieur de la fiction dans une forme de spécularité vertigineuse. Car plus qu’à l’effroi des grands vides intersidéraux, c’est à celui de la bêtise humaine que nous confrontent les 188 contes à régler. Et dans la foule, personne ne vous entend crier…

À lire aussi : Jean Ray, ou du fantastique truculent

Avec ses 188 contes à régler, Sternberg s’érige en maître de la micro-fiction. Ses contes-gouttes, sous couvert de science-fiction mâtinée d’absurde et de fantastique, font la satire du XXe siècle finissant et de tous ses excès. Société de surconsommation, publicité débilitante, militarisme agressif. Il y a du Cioran dans cette entreprise, du Flaubert aussi (Sternberg n’est-il pas l’auteur d’un Dictionnaire des idées revues ?) Et si le satiriste belge se défend de toute « réflexion profonde » ; on ne peut s’empêcher d’être fascinés par cette myriade de ricanements – d’avertissements –? parfois prophétiques. Un peu soulagés tout de même, lorsque l’auteur se trompe.


Bibliographie

[1] Jacques Sternberg, « Un dernier conte à régler », dans 188 contes à régler, Paris, Éditions Denoël, 1988, p. 10.

[2] Frédéric Landragin, Comment parler à un alien ?, Saint Mammès, Le Bélial’, 2018, p. 45. Nous soulignons.

[3] Jacques Sternberg, « Un dernier conte à régler », op. cit., p. 10

[4] Id., « La poubelle », op. cit., p. 256.[5] Id., « Le choix », op. cit., p. 59.

[6] Id., « L’épopée », op. cit., p. 145.

[7] Dieu déclenche ainsi… le Big Bang, bel exemple d’ironie tragique.

[8] Jacques Sternberg, « La perte », op. cit., p. 239.

[9] Id., « Le gouffre », op. cit., p. 168.

[10] Id., « Le végétal », op. cit., p. 343.

[11] Id., « L’embaumé », op. cit., p. 138.

[12] Id., « La chute », op. cit., p. 62-63.


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