Récompensé aux Golden Globes et aux Oscars, Nomadland est le troisième long-métrage de la réalisatrice sino-américaine Chloé Zhao. Il raconte le voyage d’une manutentionnaire frappée par la crise et qui décide de prendre son van et la voie d’une vie nomade. D’une grande richesse visuelle, ce film sublime la destinée de ces êtres qui font de la marginalité une philosophie de vie.

Par : Audrey Acquaviva

Nomadland, réalisé par Chloé Zhao, sorti en 2020 est basé sur le livre Nomadland : Surviving America in the Twenty-First Century de Jessica Bruder, paru en 2017. Le film a reçu de nombreux prix dont le Lion d’or à la Mostra de Venise en 2020, des Golden Globes (meilleur film dramatique, meilleur réalisateur). Des Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleure actrice). Des Bafta (meilleur réalisateur, meilleur réalisateur, meilleure actrice) et bien d’autres prix encore.

Nomadland est un drame qui explore le nomadisme à travers des travailleurs pauvres et saisonniers, dont Fern. (Incarnée par la phénoménale et multi-récompensée Frances MacDormand) ; courageuse et digne sexagénaire. On la suit à travers des séquences, relativement courtes, qui sont organisées chronologiquement et qui mêlent avec une fluidité des raccords intimité et solitude ; altérité et solidarité en cette période de marasme économique. En effet, après la crise mondiale de 2008, Empire, cité ouvrière du Nevada, s’effondre et devient ville fantôme. Sans emploi, Fern vend la plupart de ses biens et achète un van pour y vivre.

Elle parcourt ainsi l’ouest américain en quête d’activités rémunérées. Et tout au long de son parcours capturé par la caméra (environ une année), elle en occupera d’aussi nombreuses que courtes : manutentionnaire à la chaîne chez Amazon (l’évocation de ce mastodonte est étonnante de prime abord, tant cette entreprise peut être décriée mais le sujet n’est pas là, l’image est volontairement positive, tout au plus un brin ironique avec l’enthousiasme et le sourire quelque peu forcés, car l’objectif est de montrer des travailleurs heureux d’être à la tâche), femme à tout faire dans un restaurant sous franchise, vendeuse de pierres qu’elle arrose pour en enlever la poussière, ouvrière agricole dans une exploitation gigantesque de betterave ou encore hôtesse dans un camp de camping-car et autres vans.

Héroïne des temps modernes

La caméra alterne plans panoramiques pour mieux appréhender les lieux, les atmosphères, l’accès aux grands espaces et plans serrés ; voire gros plans, pour lire les expressions sur les visages. (Fern est souvent concentrée sur sa tâche, le regard est vigilant). Cette alternance s’accompagne d’un travail précis sur la lumière. Ainsi glisse-t-on par exemple de la beauté d’un ciel au soleil couchant à un huis-clos solitaire de Fern dans son van où ombres et lumières accentuent à la fois la dignité et la survie. Comment ne pas être admiratif de cette femme vieillissante mais ne ménageant aucunement sa peine et ayant une incroyable force d’adaptation, de courage aussi ? D’où celle-ci peut-elle bien venir ? De la survie ? De l’amour du travail ? Ou en réalité, de la satisfaction ou du soulagement de trouver de quoi vivre ?

nomadland

À travers cette héroïne des temps modernes et ses compagnons de route ; le film montre des travailleurs pauvres qui refusent de se laisser abattre. Des accidents de parcours les ont poussés sur la route, bien loin de celles du rêve américain. Et la réalisatrice va plus loin encore en s’intéressant aux personnes âgées, contraintes de travailler et de devenir nomades pour pouvoir le faire. On peut y lire aussi une critique de la société de surconsommation en miroir inversé. En effet, les néo-nomades vivent à la marge. Certes ils dépensent mais pas plus que leurs besoins. Une réflexion s’impose au spectateur. Des scènes montrent même des moments où ils se débarrassent du superflu grâce à des dons, du troc ou de la vente.

Un film réaliste

Vers la fin du film, elle retourne à Empire, vide son garde-meuble et vend tout. Sa vie est désormais sur les routes. D’ailleurs, une séquence nous montre qu’elle n’arrive à dormir que dans son van. Cette liberté, bien que rude, contraste avec son ancienne maison ; désormais vide et sordide, figée dans une vie révolue à qui elle fait ses adieux. En outre, au détour d’une séquence, il y a une vive critique de la réussite en affaires peu scrupuleuse. Fern, de retour chez sa sœur pour qu’elle lui prête de l’argent pour réparer son van, s’érige contre son beau-frère qui se réjouit de la reprise des affaires immobilières après la longue période d’accalmie. Elle lui reproche, sans se départir de son calme, de vouloir s’enrichir en vendant des maisons à des gens qui vont s’endetter.

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Nomadland est évidemment un film réaliste et utilise le procédé du regard étranger. Ainsi le spectateur découvre-t-il pratiquement ce monde à la marge en même temps que le personnage principal. Par bien des aspects, la fiction est à la limite du documentaire. Car, au-delà des différents métiers qu’effectuent Fern notamment, les clés du nomadisme sont exposées. Tout d’abord Chloé Zhao s’attache à la présentation du moyen de transport qui est aussi un lieu de vie. On s’éloigne tout de même de l’image idéale et actuelle de la vie en tiny house mobile et de la décroissance choisie et responsable par certains.

Vie rudimentaire et paysages splendides

La caméra s’attarde sur la vie à l’intérieur d’un véhicule rudimentaire et ayant quelques kilomètres au compteur. On y découvre les aménagements bricolés pour les différents pôles (couchage, alimentation, hygiène, éclairage). Les déplacements et les avaries. Les moments d’évasion ou de détente ; moments de nostalgie aussi, avec des objets issus de l’ancienne vie sédentaire. Ou encore, l’invasion de nuisibles comme les fourmis.

Nomadland montre aussi comment les néo-nomades s’organisent entre eux (entre-aide, économie secondaire et non lucrative, les bons plans pour trouver des emplacements de stationnement ou du travail, des rassemblements en plein désert qui permettent d’échanger, de s’instruire pour mieux se débrouiller sur les routes, de valider ce mode de vie). Tout cela est ponctué par des paysages splendides que les voyageurs économiques ne se privent pas d’admirer ou de rares moments de détente. Ce qui permet de proposer une vision générale et non manichéenne de ce microcosme. Mais le film n’en demeure pas moins être une fiction. La question de l’intimité, en l’occurrence les moments d’aisance, nous le prouve. La caméra du documentariste n’aurait pas filmé de telles scènes et on comprend aisément pourquoi.

Ni rancœur, ni apitoiement

Dans sa volonté de tout appréhender et de donner du sens, avec le recours aux personnages, la fiction le fait, car la vie de nomade, c’est aussi cela : uriner au milieu de nulle part, déféquer en urgence dans un seau, à l’intérieur de son van. La fiction permet de créer ce réalisme-là. D’ouvrir les portes qui protègent l’intimité.

Contre toute attente, et au-delà de la dureté des situations, Nomadland s’éloigne de l’écueil du misérabilisme. En effet, le nomadisme peut être un choix de vie pour certains. Et surtout une incroyable humanité émane des personnages. Ainsi leur générosité et leur délicatesse, leur amabilité et leurs sourires, leur entraide et surtout leur absence de jugement. (D’ailleurs un exemple révélateur : la rencontre en deux temps et autour de cigarettes, entre Fern et un jeune voyageur, aussi paumé que libre) montrent qu’aucun d’eux n’a perdu foi en l’humanité. Ni la rancœur ni l’apitoiement n’y ont leurs places. La nostalgie cachée et solitaire d’un passé heureux à la vue des vieilles photos ou diapositives, oui, par moments. 

En fait, Nomadland offre de très beaux portraits de ces presque oubliés comme celui de Fern, qui ne se plaint jamais et qui choisit d’avancer pour se reconstruire après la perte de son mari ; celui de Linda-May qui n’est pas avare de bons conseils et qui garde son enthousiasme malgré son âge et sa vie difficile ; ou celui de Dave, un véritable gentleman qui n’a pas forcément fait toujours les bons choix par le passé.

Nomadisme et liberté

Le film ne verse pas non plus dans l’angélisme. Tout d’abord il n’hésite pas à aborder la réalité du danger de ce style de vie à travers l’extrême vigilance de Fern. Ou encore la copieuse réprimande qu’elle reçoit pour ne pas avoir été prévoyante au sujet du pneu de secours. Mais la réalisatrice ne le fait pas au travers de mauvaises rencontres qu’aurait pu faire notre héroïne. Le choix n’est pas à la surenchère face à la violence du quotidien. 

Le nomadisme est aussi synonyme de liberté car les limites de la vie contraintes sont dépassées. Et le spectateur comprend que Fern est entre les deux. Elle est sur les routes afin d’être plus réactive devant une offre d’emploi. Et, peu à peu, on voit qu’elle aime cette entraide naturelle, et ce souffle de liberté qui jaillit et qui lui offre parfois des paysages somptueux, perdus au milieu d’un quasi no man’s land. De plus, le film montre aussi un dernier versant de cette vie non standardisée : le rêve ou le retour à la sédentarité. Dave s’installe tout près de son fils. Tandis que Linda-May rêve de construire une maison écologique et responsable sur le terrain qu’elle possède et qu’elle pourra léguer à ses petits-enfants.

Fern aura par deux fois la possibilité de se sédentariser de nouveau mais elle refusera. Elle est en deuil et ce mode de vie lui permet de se reconstruire. Par bien des aspects, à travers des paysages aussi reculés que magnifiques, le nomadisme est assimilé à l’héritage des pionniers américains. En effet, la sœur de Fern, à un moment donné, énonce une nouvelle définition des pionniers :

« Les nomades sont les héritiers de nos pionniers, ils perpétuent avec dignité la tradition de l’Amérique. »

Fern a la vie dure mais elle se donne les moyens de continuer seule, sans son mari. Sur les routes, elle se sent libre.


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