ARTICLE – Sophie Demichel analyse le troisième tome des notes de Patrice Chéreau, L’Invention de la liberté, publié aux éditions Actes Sud.

Ce livre est un journal de travail. Le croire « réservé » à une lecture d’initiés serait une erreur majeure et très triste. Ce texte est le cadeau  d’une âme, la parole donnée d’un homme, infiniment vivant, aux autres hommes qu’il espère toucher au plus intime: Je cherche l’or du monde, je vous livre, dans ce désir fou, ma ferveur, mes doutes, mes trouvailles, en espérant vous ouvrir ces mondes, ces œuvres qui m’appellent.

Patrice Chéreau ne « prend pas de notes » dans ce journal !  Il travaille la matière du monde – la matière première des textes, mais aussi toutes  les références des textes, le bruit du monde qui  l’entoure, les êtres qu’il rencontre, tout ce qui va l’émouvoir, le bouleverser, l’intéresser même. Il ressent et travaille cette matière qui fera l’image à venir, qui lui servira d’outil, et qui donnera, une fois transformée, ces mondes/ œuvres à venir.

Comment ça se fait, un film comme « La Chair de l’orchidée » ? Comment ça se pense, un spectacle comme « Massacre à Paris » ? Et pourquoi ça doit nous concerner au plus haut point, cette fabrication de l’imaginaire ? Parce que c’est assister réellement à l’ « œuvre au noir », à l’alchimie de ces manipulations bizarres qui va donner sens à nos vies.

Entre la France et l’Italie, nous croisons avec Patrice Chéreau des lieux, des images, des acteurs, des auteurs concrets de ce monde… mais toujours en suspens vers d’autres mondes à venir, vers cette œuvre à faire. Et il les collecte en évocations, en détails, en possibilités d’éléments de travail, de nourritures pour ce «faire » essentiel. La trace qu’il en laisse, en ces lignes, est-elle autant ce qu’il imagine que ce qu’il vit ? Peu importe. Cette porosité des mondes dit le plus beau de ce livre, montre cet homme doublement traversé et par cette terre qu’il habite et par cette œuvre qui l’habite.

Nous nous trouvons bien face à la nécessité intime qui bat au cœur de ces visions, de ces fulgurances, de ces longues descriptions parfois – puisque l’on retrouve avec bonheur des pans entiers de synopsis des films : la nécessité de laisser des traces de ce qui nous traverse, des lettres comme des bouteilles à  la mer, et peu importe où elles arrivent, si même elles arrivent ; Il faut parler aux vivants  de la vie en train de se faire. 

Lire ce journal – même annoté, contextualisé et remarquablement renseigné -, ce n’est pas lire un script technique, une historiographie filmographique ou théâtrale ! C’est lire le rêve éveillé d’un homme en amour avec ce monde qu’il estime assez pour en faire œuvre d’art. 

Si ce texte est un voyage, il est la traversée initiatique de celui-là qui découvre – et nous fait découvrir – qu’être cet artiste-là, c’est porter à la fois le don et la malédiction, de voir ce que personne ne voit, d’entendre ce que les autres n’entendent pas et de devoir le leur découvrir, à tout prix. 

Et rentrer dans les récits de préparation de ces pièces qu’on n’a pas vues, de ces films qu’on a même peut-être oubliés – ce qui est sans importance -, c’est respirer la poussière vivante du passage de ces hommes qui changent de monde pour nous raconter notre vie; c’est entendre déjà les musiques à venir, et les chants de ces êtres qui ne sont pas encore nés, mais qui auront nos visages. 

Dans ces traces, qui sont les éléments trouvés çà et là, dans son travail à partir de la matière humaine, Patrice Chéreau nous crie que l’Art est « cela » ,et « cela » seulement : L’Art est ce qui fait voir l’humain en formation, qui affirme que ce qui est humain en chacun de nous est une invention perpétuelle à toujours redécouvrir : « Chacun de nous est pour soi-même un inquiétant étranger, c’est-à-dire que le fantastique ne vient que d’une description réaliste de l’inconscient et des monstres qu’il produit. ».

Ces lignes vont nous raconter, images après images, presque d’heures en heures, comment un homme infiniment affecté par le monde qui l’entoure, par les mondes qui se mêlent autour de lui, produit des liens entre ces événements, ces êtres, ces textes rencontrés, ces réalités ; comment cet homme qui nous parle produit librement un imaginaire, invente, pour nous, pour tous, des mondes que nous ne soupçonnions pas. Etre artiste, c’est avoir à relever le défi ultime de raconter aux autres leur propre histoire.

Lire et relire ce « Journal » de Patrice Chéreau , c’est pénétrer ce mystère de la quête de soi au travers de l’œuvre à venir, c’est voyager dans les visions d’un artiste, c’est rencontrer la nécessité de cette injonction, folle, peut-être, mais que l’on ressent, en lisant ces mots, irrépressible : Qu’il faut parler, parce que l’on est parfois seul à le ressentir, de ce qui fait la vie, vite, quand « Ça » arrive, vite, avant que le miracle ne s’échappe…. ! 

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Patrice Chéreau, L’invention de la liberté, Arles, Actes sud, 2019


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À propos de l’auteur

Docteure en philsophie
Comédienne
Ecrivaine

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