ARTICLE – Janine Vittori nous propose un article sur le premier roman de Frédéric Aribit , Trois langues dans ma bouche, publié aux éditions Belfond, et son troisième roman, Et vous m’avez parlé de Garry Davis, publié aux Éditions Anne Carrière.
Dès son premier roman, publié en 2015 chez Belfond, Trois langues dans ma bouche, Frédéric Aribit crée l’étonnement par un titre curieux et une première de couverture surprenante. Sur un bâton de sucette, un sucre d’orge torsade les couleurs des drapeaux basque et français. Le lecteur s’attend à retrouver dans le roman la saveur sucrée des années de jeunesse mêlée à une quête d’identité. Il ne sera pas déçu car la persistance de l’enfance est palpable à chaque page. Un personnage retrouve des tout petits souvenirs qui le remettent en contact avec les langues de ses premières années : la langue basque qui un jour a été langue maternelle, le français langue de l’école, de la littérature et l’espagnol jamais trop loin. Mais la langue n’est pas l’organe de la simple parole. Chez l’auteur elle est langue charnelle de la poésie, de la sensualité des mots. Elle devient surtout celle du baiser.
« Tout en me réconciliant avec la langue enfin rendue à ses virtualités, sa souplesse, sa poésie, la littérature me rendait tout à coup la profondeur du monde, en une geste paradoxale puisqu’en m’enfonçant en elle toujours plus loin de ce qui m’était devenu inaccessible , je me privais définitivement de retour vers cet autre là-bas que je quittais. J’y retrouvais pourtant la liberté débridée qui renouait avec mon propre univers, et le monde déployait à nouveau ses couleurs, se donnait derechef dans sa complexité formidable , dans ses contradictions savantes, dans cet érotisme omniprésent et diffus qui en embrasait les minutes. Oui, c’était là, j’en étais certain , contre l’aplatissement de la langue idéologisée, le dernier refuge de la langue libre. » écrit Aribit avant de citer tous les auteurs qui à l’adolescence sont rentrés dans sa vie. Du monde entier, comme le proclame la célèbre collection de Gallimard.
Et c’est le monde entier que Frédéric Aribit convoque dans son troisième roman paru en février 2020 aux Éditions Anne Carrière Et vous m’avez parlé de Garry Davis.
« Qui est Garry Davis? Pourquoi ce nom dans votre bouche, ce soir comme un leitmotiv d’objections à mes désenchantements ? » interroge le narrateur dès les premières pages. Ces mots qui évoquent la bouche, la parole, la musique, le désenchantement sont quelques notes posées sur la partition d’un roman dont l’architecture musicale est retravaillée par une écriture pleine de brio.
« Dans votre bouche ». La bouche dans ce dernier roman n’est plus celle de l’auteur. C’est la bouche désirable de Julia, une jeune femme rencontrée, par hasard, dans un bar du Pays Basque. La bouche de Julia, sa voix dans laquelle la mélodie du fado s’est imprimée, troublent le narrateur. Et la bouche rouge des Stones, sur le débardeur blanc de la jeune femme, invite au plaisir.
L’espace d’une nuit chaude à Guéthary, Julia, raffinée et grisante, nouvelle Schéhérazade, tient l’esprit et les sens du narrateur en éveil. C’est une femme brillante qui écrit un essai sur Garry Davis, le fondateur du Mouvement des Citoyens du Monde. L’histoire d’un « énergumène », un héros idéaliste et poétique, qu’elle raconte jusqu’au petit matin. De sa naissance à sa mort .
« Garry Davis est une fiction » répète-t-elle. Elle boit des verres de Spritz ou de Chardonnay, fait danser ses bracelets le long de ses bras et déroule l’existence réelle et fascinante de son personnage. Garry Davis a aboli les limites des pays et inventé le passeport du Citoyen du Monde. Il s’est moqué de toutes les frontières, de tous les obstacles, de tous les interdits, pour faire vivre son idée d’une mondialisation heureuse. Il a convaincu des savants et des poètes de la possibilité d’une utopie.
Il nous faudra, dès le départ, accepter d’être dérouté, de nous déplacer sans cesse entre la voix du narrateur, celle de Julia et tous les échos du récit de la vie de Garry. Car tous les parcours de vie sont mis en résonance. Tout s’entrelace. Et le narrateur, lui, rêve que Julia l’enlace.
La nuit qui tombe sur la Côte Basque est bercée par la guitare de David Gilmour. Elle aurait pu tout aussi bien être accompagnée par la voix de Joao Gilberto interprétant Desafinado tant le cœur désenchanté du narrateur s’accorde aux sonorités intimistes de la bossa-nova.
Et vous m’avez parlé de Garry Davis est une rencontre. « Une suspension magique » qui dure le temps d’une nuit, le temps d’un roman. Frédéric Aribit ne nous tient pas à distance de l’intimité immédiate qui se crée entre le narrateur et Julia. Cette proximité perturbe nos sensations, nous ne savons plus distinguer fiction et réalité et l’auteur nous enchaîne à la poésie de son écriture.
« Garry Davis est une fiction ». La voix du narrateur plus vraie que le réel.
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