EXTRAITS – Julien Battesti nous propose un extrait du Désespéré de Léon Bloy dans lequel le « pèlerin de l’Absolu », par le ton polémique qui est lui est propre, s’attaque au triomphe de la bourgeoisie jusque dans la fréquentation des lieux sacrés.
Marchenoir, le moins curieux de tous les hommes, n’eut aucune hâte de visiter en détail la Grande Chartreuse. Il trouvait passablement ridicule et basse l’exhibition obligée d’un pareil tabernacle à des touristes imbéciles, dont c’est le programme de passer par là en venant d’ailleurs, pour aller en quelque autre lieu, où leur sottise ne se démentira pas, jusqu’au moment où ils se rassiéront, plus crétins que jamais, dans leurs bureaux ou dans leurs comptoirs. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’un avoué de première instance, un fabricant de faux cols, un bandagiste ou un ingénieur de l’État, eussent une opinion quelconque, même inexprimée, en promenant leur flatulence dans cet Eden.
Au dix-huitième siècle qui fut, sans comparaison, le plus sot des siècles, on s’était persuadé que tous les moines vivaient dans les délices, que l’hypocrite pénombre des cloîtres cachait de tortueuses conspirations contre le genre humain, et que les murailles épaisses des monastères étouffaient les gémissements des victimes sans nombre de l’arbitraire ecclésiastique.
Au dix-neuvième, la bêtise universelle ayant été canalisée d’une autre sorte, cette facétie lugubre devint insoutenable. L’horreur se changea en pitié et les criminels devinrent de touchants infortunés. C’est ce courant romantique qui dure encore. Rien de plus grotesque, et au fond, de plus lamentable, que les airs de miséricorde hautaine ou de compassion navrée des gavés du monde, pour ces pénitents qui les protègent du fond de leur solitude et sans l’intercession desquels, peut-être, ils n’auraient même pas la sécurité d’une digestion !
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