En 1975, Keith Jarrett réalise un concert entièrement improvisé, entré dans la légende : The Köln Concert. Retour sur la performance majeure de ce jazzman multi-talents.
Par : Emmanuelle Mariini
Faisons une halte dans l’univers du jazz. Si, plus d’un siècle après sa naissance, ce courant musical est encore aujourd’hui l’un des plus en prise avec son époque, c’est parce le jazz a ouvert la voie à l’improvisation musicale. Car, le jazz est avant tout une question de liberté. Et là où d’autres styles musicaux sont très codifiés, avec des règles précises à respecter, le jazz prône la spontanéité, la création instantanée et l’expression de soi- même.
Remontons le temps avec « The Köln Concert », Nous sommes le 24 janvier 1975 à l’opéra de Cologne en Allemagne. Jazzman américain, multi-instrumentiste mais surtout pianiste et compositeur, Keith Jarrett a alors 29 ans et possède déjà une belle notoriété. Le concert affiche d’ailleurs complet. Mais, l’artiste est fatigué, il a mal au dos et manque de sommeil.
Qui plus est, il apprend à son arrivée que le piano n’est pas le Bösendorfer qu’il avait demandé. En lieu et place, un instrument, à la pédale forte défaillante, qui ne dispose pas assez de profondeur dans les graves, ni de présence dans les aigus. Jusqu’à la dernière minute, il hésite à jouer. Il est 23h30, l’opéra du soir vient de se terminer. Les 1 400 spectateurs prennent place dans la salle après avoir entendu la sonnerie de rappel. L’artiste hésite toujours et à ce moment-là, personne ne sait si le concert va réellement avoir lieu. Keith Jarrett entre enfin sur scène. Il se concentre … et à la surprise générale débute son récital par une variation autour de cette fameuse sonnerie de rappel de quatre notes …
Une planète harmonique
Keith Jarrett confiera dans un entretien : « je n’avais aucune idée de ce que j’allais jouer. Pas de première note, pas de thème. Le vide. J’ai totalement improvisé, du début à la fin, suivant un processus intuitif. Une note engendrait une deuxième note, un accord m’entraînait sur une planète harmonique qui évoluait constamment. Je me déplaçais dans la mélodie, les dynamiques et les univers stylistiques, pas à pas, sans savoir ce qui se passerait dans la seconde suivante ».
Le reste se passe de commentaire. Keith Jarrett accouche d’un concert spontané en quatre parties totalement renversant de beauté. Soixante-six minutes de pure improvisation ! Sur le disque, on l’entend, tel Glenn Gloud, fredonner ou pousser des cris. Jarrett est comme en transe, en fusion totale avec sa création. L’artiste donne tout, avec un lyrisme bouleversant. L’œuvre fourmille de multiples références (Debussy, Rachmaninov, les minimalistes, pop, …). En raison de la mauvaise qualité du piano, Jarrett joue essentiellement dans le registre medium de l’instrument. Pour compenser, il utilise des figures rythmiques répétitives à la main gauche et des idées mélodiques « simples » mais d’une créativité époustouflante.
Plusieurs éléments font de « The Köln Concert », une œuvre exceptionnelle et unique. Parmi eux, la formation instrumentale. L’œuvre est pour piano seul alors que le jazz, à quelques exceptions près, se développe surtout en groupe, car c’est un dialogue, un échange, une interaction entre les musiciens. Ensuite, la forme. Les grands pianistes de jazz créent leurs œuvres à partir de chorus et de grilles d’accords prédéfinis. Enfin, la longueur. Les pièces de jazz sont relativement courtes. C’est donc une « performance » hors du commun.
Le génie du maître explose
Le concert ne devait pas être enregistré en raison des mauvaises conditions mais un technicien décida de poser quand même des micros pour les archives de la salle. Heureuse initiative qui permettra la production de l’album (qui nécessitera plusieurs jours en studio pour améliorer la qualité des bandes).
Sommet de l’art de la « composition instantanée », « The Köln Concert » est encore aujourd’hui l’une des réussites absolues de Keith Jarrett et du monde du jazz. C’est l’un des disques les plus vendus de l’histoire du jazz et l’album de piano solo le plus distribué de tous les temps.
« Diva » du jazz, Keith Jarrett est connu pour réclamer un silence absolu lors de ses prestations. En 2014 par exemple, il quitte la salle Peyel après qu’un spectateur l’ait déconcentré … en éternuant.
Aujourd’hui âgé de 72 ans, il se produit désormais peu mais participe tous les ans au festival de Jazz de Juan-les-Pins avec un rituel immuable : pas d’images retransmises sur écran géant. L’écran doit être éteint ainsi que les néons des baraques à sandwichs. Absence également du présentateur de la soirée et du journal vidéo. Longs réglages du piano avant le début du concert et pendant l’entracte. Pas de première partie, soirée entièrement dédiée au « Keith Jarrett Trio ».
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Mais, à chaque fois dès les premières notes, la magie opère, le génie du maître explose … Moment hors du temps et de l’espace. Le toucher est d’une délicatesse extrême, les idées musicales foisonnent et se mêlent avec brio et intelligence faisant référence à divers univers musicaux. L’artiste se lève de son siège, se contorsionne, gémit, il est complètement habité, transporté et le public aussi.
Et comme le soulignait le grand compositeur américain Georges Gershwin : « La vie, c’est vraiment comme le jazz, c’est mieux quand on improvise » …
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