par Jacques Fusina


Une île. On a tout dit sur les îles, sur celle-ci comme sur les autres. Sur les proches, au large des rivages, à portée du regard ; sur les lointaines, au-delà des horizons, perdues dans les brumes où rêve et réalité se confondent ; sur les mythiques aussi et les imaginaires, les pures constructions de l’esprit humain.
On a tout dit sur toutes les îles et sur celle-ci, mon île, plus encore que sur bien d’autres. Tant on continue d’en faire les titres et les manchettes, d’en exposer les figures et les images, aux fins d’invite et d’aventure, plaisirs et frissons mêlés, le suc de tout voyage. Tant on l’explique et la commente, sans parvenir souvent à ne point trop en dire, car les îles ont besoin de silence autant que de lumière.Celui qui prend la plume après tant d’autres, dans un tel registre, sait bien tout cela. Il sait quelles justes et belles choses ont été exprimées déjà qu’il conviendrait sans doute de reprendre, de préciser peut-être, d’affirmer ou d’affiner au prisme de l’expérience personnelle. Car le souci d’honnêteté taraude inévitablement chaque témoin et en fait vaille que vaille une sorte de professeur d’îléité pour tous ses hôtes potentiels. Mais son statut de guide lui confère alors cette écrasante responsabilité de dire pour les autres, de parler au nom de tous et de ne rien oublier d’essentiel de la vertigineuse déclinaison dont il endosse virtuellement la charge.

Faisons donc simplement connaissance, et d’abord sommes-nous ruraux ou
citadins ?

L’espace urbain n’étant jamais très nettement délimité chez nous, les quelques petites villes susceptibles de nous l’indiquer n’ont plus de frontières : elles se prolongent et s’effilochent en un habitat dispersé, mitage improvisé les long des routes principales qui ne laisse place ni à ces banlieues surpeuplées comme en connaissent les grandes villes françaises ni à ces gros bourgs qui imposent leur masse dans toute campagne italienne.

Nous sommes toujours ici dans l’entre-deux : nos villes ne sont par bien des aspects que de gros villages, alors que quelques anciens chefs-lieux exsangues conservent de leur gloire passée des allures de cités sans en avoir maintenu les réels avantages. De nombreux Corses auraient d’ailleurs grand peine à se définir en toute bonne foi comme citadins ou paysans, leur vie étant souvent rythmée par l’incessante pulsation entre une occupation
professionnelle en ville et une fidélité à leur village montagnard d’origine, conservatoire des libertés d’enfance, des beautés de la nature et de la nostalgie des pierres.Cette culture de l’entre-deux cultures, ces nuances qui n’en finissent pas de nous distinguer, de nous différencier, de nous opposer, de nous disputer, apanage des petits groupes, sont en effet une de nos tendances récurrentes.

Un exemple parmi d’autres : nous parlons tous français ici mais aussi pour nombre d’entre nous une autre langue, le corse, aujourd’hui reconnue, enseignée, chantée, médiatisée. Nous sommes pourtant rarement d’accord à son propos fût-ce sur les vertus de sa grammaire ou de son lexique, sur ses limites, son utilité ou son avenir. Nous clamons régulièrement dans la rue son indispensable sauvegarde sans nous dispenser de faire la fine bouche sur tel emploi jugé impropre, trivial ou archaïque, moderniste ou suranné…ou prétendument incompréhensible parce que venant d’une variété voisine de la nôtre.
Alors même que la pratique de chacun avère une réelle intercompréhension, que l’accès généralisé à son apprentissage
scolaire est aujourd’hui possible, que son expression littéraire se
renouvelle, que les succès de sa chanson ont franchi les frontières,
toutes activités qui utilisent la langue corse, l’illustrent et la promeuvent au-delà de ce qui eût été imaginable il y a à peine deux décennies.Ile des questions insurmontables, on le voit ; île difficile à pénétrer et à comprendre.

Le voyageur qui l’aborde, par la voie aérienne ou maritime, est d’abord frappé par l’apparition soudaine de cette masse rocheuse suspendue entre azur marin et azur céleste. Elle est montagne en effet, mais montagne tourmentée, cloisonnée, contrastée qui a engendré en son sein un archipel de régions internes très dissemblables et toutes attachantes. Du
schisteux au cristallin, la dualité géologique originelle a inventé un
kaléidoscope de paysages qui dessinent l’autre étonnante réalité de la Corse, la diversifiée, la plurielle. Des littoraux sablonneux aux crêtes coiffées de nuages, des vallées profondes aux piémonts, souriants belvédères, des plateaux désertiques aux névés éternels des cimes, de sulia à umbria, nos adrets et nos ubacs, le passage est toujours violemment  contrasté, imprévu, surprenant, comme de la mer à l’alpe où l’on change non seulement de décor mais parfois aussi de saison. Multiple, complexe, ambiguë, la Corse l’est par sa géographie autant que par son histoire. La diversité d’origines méditerranéennes, des migrations nombreuses, le tragique tumulte des guerres ont brassé un peuplement et forgé une communauté originale dont les manifestations identitaires sont une constante depuis les temps immémoriaux. Mythes et réalités, croyances et religion, langues et langages, sédiments d’expérience partagée et transmise ont ainsi modelé attitudes et comportements dans lesquels se reconnaît un
peuple. Des échanges plus anciens et divers qu’on le croit, de vives autarcies maintenues au gré du relief interne, ont su marier leurs influences et constituer, siècle après siècle,  un patrimoine architectural et artistique aujourd’hui apprécié. Alignements rocheux, signes cultuels d’une antique civilisation torréenne, vestiges de sanctuaires romans, façades et clochers baroques, sculptures et fresques naïves, marbres et orfèvreries des églises, tours génoises et ouvrages défensifs imposants, ponts et remparts de citadelles, demeurent comme des témoins égrenés d’époques et d’occupations successives. Et les villages perchés, différents et semblables,
humbles ou altiers, dont l’appareillage de pierres sèches, les voûtes,
les lauzes, les pavements, les linteaux ornés, symbolisent une respiration ancienne et nécessaire, des racines enfouies, une âme. Ils constituent en tout cas, sinon le support réel, du moins la référence idéalisée d’une vie culturelle actualisée et renaissante où résonnent encore une langue et un chant dont les douceurs latines liées aux inflexions orientales ont su catalyser les exigences et les espoirs nouveaux de la jeunesse.C’est un tel ensemble, figé et hautain, de données naturelles et culturelles complexes qui a pu ériger parfois des barrières d’incompréhension au- devant du visiteur pressé ou du regard intrus.

On aura compris que la Corse est un chemin initiatique qu’il faut savoir déchiffrer patiemment comme véritable prix de l’authentique connaissance.


Réédité , première publication avril 2013


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