Philippe Lançon Le Lambeau Gallimard, 2018

 

par  Marie Anne Perfettini

Philippe Lançon s’en est sorti, il a survécu à l’horreur mais à quel prix ? Peut-on mesurer ce qu’il faut de courage pour ne pas mourir ? Non et c’est (entre autres choses) ce que ce livre nous enseigne.

Lire Le Lambeau, c’est rendre hommage à tous les blessés des attentats quels qu’ils soient, mais aussi à tous les malades qui luttent dans les hôpitaux pour leur survie. Dit comme cela l’ouvrage est peu engageant, et on ne se voit pas l’ouvrir sur la plage cet été. Il n’est pas fait pour ça, il est de ceux qui recèlent des passages, des citations que l’on aura envie de relire, dont on sent qu’elles nous serviront dans certaines étapes de notre vie ou qu’elles mettent des mots sur des moments qu’on a vécus ou qu’on ne voudrait surtout ne jamais vivre.

Philippe Lançon est journaliste. Le 7 janvier 2015, ses amis de Charlie Hebdo sont assassinés, lui grièvement blessé est laissé pour mort ; il est un miraculé mais est hanté par le visage des victimes et le regard des sauveteurs. Il écrit ce livre pour témoigner de son long et pénible retour à la vie, pour s’oublier et pour se retrouver car « Écrire est la meilleure manière de se sortir de soi-même quand bien même ne parlerait-on de rien d’autre ».

Le visage à moitié arraché par les balles des assassins, il raconte la lente reconstruction de l’être et du visage. Tel les gueules cassées de 1914 (mais, heureusement pour lui, avec des moyens plus modernes et plus efficaces), il va devoir subir opération sur opération, avec leur lot d’espoirs, d’échecs, de recommencements, de déceptions, pour retrouver visage humain, pour retrouver la parole, la joie de manger, de boire, de vivre tout simplement.

Au cours de son récit, il dresse de beaux portraits de ses soignants, des liens tissés avec eux, notamment sa chirurgienne Chloé, les infirmières, les aide-soignantes, sa kiné Denise sans oublier quelques-uns des nombreux policiers affectés à sa sécurité. Pendant des mois, il va les observer, leur parler et surtout dépendre d’eux.

Mais ce qui va l’aider le plus, c’est l’art ! Tout comme pour Catherine Meurisse (dessinatrice de presse, rescapée de Charlie parce qu’elle a eu la chance d’arriver en retard ce jour-là et dont il préfacera la superbe BD – La Légèreté – où elle raconte son lent retour à la vie après une période de sidération), c’est l’art qui permet de survivre avant de renaître. Il lit et relit des passages de Proust (notamment la mort de la grand-mère), de Kafka (Lettres à Milena) et Thomas Mann (La Montagne magique) avant de descendre au bloc et supporte les douloureux changements de pansements grâce à la musique de Bach. Sa première sortie, accompagnée par les policiers chargés de sa sécurité, est pour le musée Guimet et l’exposition sur la dynastie des Han, puis pour celle qu’il attend depuis longtemps : l’exposition Velasquez au Grand Palais où il se rend avec sa chirurgienne. Il a toujours aimé cette peinture, pour ses bouffons dont les « infirmités m’avaient toujours rassuré. Maintenant elles me ressemblaient ».

Même s’il a la chance d’être très entouré – la famille, les amis se relaient pour ne jamais le laisser seul – cela n’empêche pas la souffrance. La souffrance physique bien sûr, et il constate qu’il lui faut l’accepter, l’intérioriser pour aller vers la guérison : « il fallait accueillir la douleur comme une alliée m’indiquant le chemin à suivre ». La souffrance morale aussi. Très vite il doit se protéger de ceux qui peuvent l’affaiblir par leur compassion, leur trop plein de tristesse, en les éloignant. Il doit, aussi , supporter le fait d’être la cause de la douleur des gens qu’il aime. Il doit, enfin, subir l’incompréhension des autres, leur impatience – souvent inconsciente – de le voir guérir, passer à autre chose, se projeter dans le futur alors qu’il lutte et use déjà toutes ses forces à accepter le présent. Et le mot patient, qu’il soit nom ou adjectif, prend alors tout son sens !

Juillet 2018

 

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