Création d‘Audrey Acquaviva

 De passage à Paris, ses pas la conduisent dans cette rue sans charme où se trouve l’entrée principale de l’imposante enceinte. En franchissant le seuil, elle s’étonne du peu de changements, depuis la dernière fois, deux décennies plus tôt. 

Toujours la même paroi de verre donnant sur une cour intérieure ; toujours, deux employés s’efforçant de guider les nouveaux arrivants, perdus et angoissés, par ce lieu comme placé hors la vie. Louise se sent mal. La boule si familière lui serre à nouveau le ventre. L’envie de fuir jaillit. Passer outre. Avancer. Traversant rapidement la cour, elle sait parfaitement où aller : bâtiment C. 

Des tas de gravats et une bétonnière hors d’âge l’y accueillent. Devant le rideau en plastique, cette voyageuse du passé sourit car elle y voit l’occasion un peu folle de réécrire son histoire. Sans hésitation, elle se faufile à l’intérieur. Et tant pis si c’est interdit ! D’emblée, elle reconnaît les escaliers, par contre l’ascenseur est condamné. Louise n’en a cure, elle les déteste ! Longtemps, elle a cru que c’était à cause de sa mésaventure : dix minutes, coincée à attendre les secours. En fait, ils contredisent ce que tout corps est programmé à faire : se mouvoir. Louise y réussit très bien dans l’eau, un peu moins en dehors. Une main sur la rampe, comme on le lui a conseillé tant de fois, elle gravit presque solennellement les marches. Taire cette petite appréhension. Ne pas s’arrêter. Jamais. Quand elle accède au deuxième étage, tout lui revient en mémoire. Son regard balaie le lieu et des images s’animent : le grand comptoir devant lequel il fallait se présenter, des fauteuils orange regroupés au milieu, quelques jeux. L’attente pouvait commencer. L’ennui aussi. Ne jamais se plaindre et sourire à sa mère. Ses yeux s’arrêtent devant l’ancien emplacement du mur de portes qui s’ouvraient et se fermaient à un rythme régulier. Redouter d’y pénétrer. S’y préparer un soldat avant un combat. Au troisième étage, paralysée, Louise reste un moment sur le seuil. Puis elle se ressaisit. D’emblée, le couloir de droite lui paraît familier. Ici, de terribles batailles ont été menées, des cris poussés, des alarmes lancées, des armures partout, des ordres, des envies d’abandon. Du sang et de la souffrance. Du courage aussi. De la fraternité. Au gré de son avancée, elle apparaît, enfant, emprisonnée des aisselles jusqu’aux orteils. La bataille était à son apogée. L’ancienne patiente s’arrête un moment comme sonnée d’avoir reçu tant de coups. Ne pas se laisser submerger. Cette douleur est ancienne. Ne plus se mentir. Cet endroit fut aussi un lieu de vie. Elle revoit aussi parfaitement ses sourires qui conquirent littéralement les infirmières, tombées en amour devant cette enfant si solaire qui ne se plaignait jamais. Ses sourires offerts aux visages inquiets de ses parents en guise d’excuse. De force aussi. Accepter leur départ le soir et avoir hâte de les revoir de nouveau le lendemain sans jamais leur avouer que dans l’obscurité, elle poussait des cris silencieux. Sous ses doigts, elle sent le râpeux des draps et aussi cette vibrante énergie vitale qui semblait l’avoir quittée. Se la réapproprier. Vite. Elle revoit aussi les petits malades auxquels elles rendaient visite avant d’être une poupée de chiffon, prisonnière derrière les barreaux de son lit. Pour l’heure, les pièces sont vides, mais la peinture est fraîche. Dans sa tête, passé et présent se mélangent, se bousculent pour enfin se réunir. Les sensations reviennent peu à peu. Louise se surprend à avoir dans les narines l’odeur si particulière de l’aseptisant. Enfin, ses pas la mènent à l’endroit des courses endiablées. Sous ses yeux, les fauteuils roulants filent à toute vitesse, les fous rires fusent, tout comme les réprimandes des infirmières. Un timide apaisement émerge alors du fin fond de son corps blessé, souvent réparé. En continuant son avancée, Louise aboutit dans la galerie non rénovée, plus exactement un couloir bordé de chambres, chacune séparée par une vitre. L’une d’elle est même le lieu de son premier souvenir. Elle s’y approche, presque intimidée. De nouveau, le prisme des souvenirs se superpose à la solitude des lieux : elle, deux ans à peine, dans son haut lit près du mur, son père à ses côtés lui souriant, sa main caressant la joue à défaut de pouvoir la prendre dans ses bras. Elle voit l’amour qui l’a toujours enveloppée. Elle a été aimée, malgré tout cela, au-delà de tout cela. Cette vérité la bouleverse. Louise revient sur ses pas. Tout cela n’a pas été vain. Elle est debout et peut se mouvoir librement. Devant le seuil du bâtiment, elle s’arrête pour inspirer profondément, sourit et sort. 

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