L’enfermement peut-il nous être salutaire ? Alors que le reconfinement nous contraint à nous cloîtrer, n’est-ce pas le moment d’entamer une introspection, de questionner nos désirs pour espérer trouver, à la manière de Pascal, la paix intérieure ?

Par : Sophie Demichel-Borghetti

Blaise Pascal, connu aujourd’hui comme philosophe fut avant tout mathématicien, mais aussi penseur janséniste en ce XVIIe siècle aux forces politiques en expansion. Il analysa seul, en scientifique, les insuffisances de la raison. Et il interrogea seul, en homme parmi les hommes, ces moments abyssaux de vide, d’angoisse qui nous saisissent quand, parfois, se grippe le tourbillon social.

Toujours seul. Il y retrouvera la vanité du monde. S’y arrêtera. Pascal mourut à 39 ans, laissant posthumes des écrits épars, devenus les Pensées. Écrits parmi lesquels le lecteur un peu érudit aura gardé en mémoire cette phrase, si connue, si mal connue : “Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre”. En prenant un raccourci rassurant que Nietzsche aurait certainement qualifié de «moraline », il nous serait facile aujourd’hui d’y chercher une « règle de conduite oubliée » : si trop d’agitation sociale disperse notre attention, peut-être un enfermement provisoire nous serait-il salutaire ?

Un enfermement salutaire

Or, entendre ainsi la « pensée » pascalienne qui sourd de ces mots, serait manquer – ou pire, dévoyer – la vision proprement métaphysique de ce dire-là ; qui, loin de condamner le désir impérieux de « divertissement » en accorde pardon à la situation tragique des hommes. L’occupation sociale n’est pas un piège, mais la pharmacie des vertiges, la seule qui nous soit offerte.

Jusqu’au Roi pourvu de tout, mais qui, « privé de divertissement », est «malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit » ; notre malheur ne tient pas proprement à l’agitation sociale, même si elle en reste le symptôme. Il tient à l’inquiétude qui nous sépare du repos. À savoir du désir, aussi impérieux qu’utopique, de la paix intérieure. Ne pas pouvoir « demeurer en repos » est le signe d’une inquiétude tragiquement accrochée à la condition humaine.

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Georges de La Tour, Madeleine aux deux flammes, c. 1640, , New York, Metropolitan Museum of Art

Ce n’est pas la chambre close qui blesse l’âme, c’est l’impossible repos. Seuls les gisants demeurent. « Demeurer au repos », c’est gésir, demeurer dans l’immobile et se défaire du monde. Mais le constat pascalien est que l’homme, parce qu’il ne sait réellement : ni ce qu’il est, ni ce qu’il fait sur cette terre qui se dérobe sous ses pas, et au fur et à mesure de ses heures ; ne peut simplement se permettre ce repos, au risque d’un vertige abyssal.

L’impossible repos

Cet impossible repos, s’il n’épuise pas le malheur de l’homme, en est le symptôme le plus flagrant, le plus socialement discriminant. Dans le «divertissement», qui inclut jusqu’à toute l’activité sociale ; « l’animal humain » que nous sommes, se dérobe à la conscience de ce à quoi se réduit toute la vérité que nous pouvons savoir de nous-mêmes : nous allons mourir ! Le reste n’est que masques.

Ce n’est pas la liberté du loisir qui indique la malédiction humaine. Mais l’inquiétude qui s’attache au simple fait de vivre. Inquiétude inévitable dans le « face à soi-même », qui fera ainsi écrire à Blaise Pascal que « le moi est haïssable ». Il ne l’est pas par ses actes, il l’est de fait.

C’est à cet impossible « repos en soi-même» que la liberté de bouger, de se « divertir», offre la tentation et l’occasion de la fuite. Se divertir, c’est fuir en se projetant sur les objets, les relations sociales inessentielles. C’est la fixation du désir d’une identité sûre, d’une sécurité de soi, impossible à combler. L’homme ne peut cesser d’être inquiet sans se mentir. Rien ne peut le « consoler » de lui-même ; sinon les divers ions qu’il s’invente.

Une suspension de soi

Aucun enfermement ne peut être « l’heureuse occasion » de la redécouverte d’un bonheur, quel qu’il soit, en dépit de toutes les « résiliences » que d’aucuns osent nous promettre ! Et à qui voudrait m’objecter l’affirmation ontologique sartrienne : (« jamais nous n’avons été aussi libres que sous l’occupation ») ; je rappellerai que l’occupation allemande n’était pas un enfermement, mais une invasion !

Les Pensées ne sont pas un traité de morale. Mais une recherche théologique, venue de ce cri que l’on entend sous toutes ses lignes. «Pourquoi nous as-tu abandonnés ? » : une recherche qui tend à la rencontre d’un soi, une « suspension » de soi quasiment physique.

Vilhelm Hammershoi, Repos, 1905, Paris, musée d’Orsay

Et cet effacement commence à l’épreuve du miroir. Pour cesser de se haïr il faudrait supporter le repos. L’homme ne choisit pas de « ne pas savoir demeurer au repos », il ne le peut pas. Le malheur d’être soi reste en toute chambre. Seuls les modes de divertissement y peuvent changer. Et n’est-ce pas ce qu’aujourd’hui l’on nous propose ? Sauf à affronter l’extrémité du repos, qui est détachement de soi, déprise de tout désir immédiat. Que reste-t-il de nous quand nous cessons de vouloir savoir, de vouloir agir, de vouloir paraître ? Quand nous nous arrêtons ?

Déprise de tout désir

C’est la trace d’une vision fulgurante de la« possibilité » de cet effacement ; dont on trouve l’esquisse dans ce «Mémorial », que Pascal garda sur lui, jusqu’à la fin, dans la doublure de son pourpoint, en un intime parchemin : « FEU/ Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix./ Dieu de Jésus-Christ,/Deum meum et Deum vestrum. Jean 20/17 */ » Ton Dieu sera mon Dieu « / Oubli du monde et de tout, hormis Dieu /  » Père juste, le monde ne t’a point connu, mais je t’ai connu »./ Joie, Joie, Joie, pleurs de joie./ Je m’en suis séparé/ » Mon Dieu me quitterez-vous? « … /que je n’en sois pas séparé éternellement./Soumission totale à Jésus-Christ /Éternellement en joie pour un jour d’exercice sur la terre./ Non obliviscar sermones tuos. Amen. »

À lire aussi : L’enfer des gestes barrières et la Divine comédie

Ce qui nous laisse fluctuants et désemparés, ne nous rattrape que dans l’abandon absolu. Le détachement du monde, l’effacement radical de soi, de la figure « en caractères » de soi, de ce personnage social qui s’agite. Le vrai repos tient dans le « gésir », l’abandon de soi. Pascal n’est pas Bossuet. Ne cherchez en ses mots aucune injonction à corriger par contraintes les défauts des hommes, aucun remède à leurs peines. Respirez-en ces vertiges qui ne peuvent se soulager que de votre propre effacement.


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