Dans Comme un ciel entre nous, Jakuta Alikavazovic raconte sa nuit passée au Louvre, à déambuler entre les œuvres et explorer les souvenirs des visites passées, en compagnie de son père. Un récit à la fois intime et joyeux.

Par : Caroline Vialle

Jakuta Alikavazovic. Comme un ciel en nous. J’ai d’abord acheté le livre pour son titre. Un titre aussi beau, on ne peut pas être déçue. Et puis j’ai compris que j’allais passer une seconde nuit au musée, en compagnie d’une écrivaine avec laquelle, par laquelle, j’allais vivre, encore une fois, par procuration, cette expérience unique. J’avais trop aimé cette nuit à Venise, au Punta della Dogana avec Leïla Slimani pour ne pas avoir furieusement envie d’y retourner.

Jakuta marche sur ses propres pas en pénétrant dans le Louvre, puisqu’elle y marche depuis toujours. Aussi loin qu’elle se souvienne, c’est avec ce père, émigré en France par amour mais aussi pour échapper au service militaire yougoslave, qu’elle arpentait inlassablement toutes les pièces de ce musée, devenu pour eux le symbole de la grandeur de ce pays d’adoption.

Terreau d’une imagination fertile

C’est donc presque dans sa seconde maison qu’elle s’apprête à passer la nuit, avec pour toute compagnie les œuvres d’arts et un grand sac dans lequel elle a pu mettre à la fois un peu d’essentiel et de superflu.
Et, en tête, cette question taraudante que ce père lui a inlassablement posée et à laquelle elle a trouvé pour chaque fois une réponse différente, mille et une réponses, terreau d’une imagination fertile dans sa tête de petite fille :

« Et toi, comment t y prendrais-tu pour voler la Joconde?

Une fois seule, Jakuta commence à danser. Avec frénésie. Puis à frôler, toucher, caresser, songer. Le poids de l’art et de l’histoire l’enveloppe au fur et à mesure que la nuit s’avance. Cette nuit qui la surprendra bien trop tôt, quand les lumières d’un coup à 10h s’éteignent, alors même qu’elle est en compagnie de l’Hermaphrodite Borghèse, et qu’on lui avait annoncé l’extinction des feux pour minuit tapante.

Au pied de la Vénus de Milo

Jakuta marche vers ses souvenirs, vers ce père qui l’a tant aimée et qu’elle a tant aimé.
Ce père dont elle a partagé les folies et les excentricités. Ce père qui n’aimait que sa fille et la beauté du monde. Ce père que rien ne prédestinait à l’art, et qui n’a vécu que pour lui, qu’à  travers lui.

Jakuta Amikavazovic écrit sur son père. Pour son père. Elle écrit son père.  Ce qu’il était, ce qu’il paraissait être, à travers ses yeux de petite fille. Ses yeux d’adolescente. Puis de jeune femme. Et de femme accomplie, ayant pris enfin le recul nécessaire à cette relation fusionnelle et épuisante.
Et quand elle se réveille en sursaut au milieu de la nuit, c’est au pied de la Vénus de Milo qu’elle va se rendormir, là où son père, un jour, lui a dit de l’attendre et l’a oubliée. Avec la pensée qu’elle s’était interdite à l’époque.

« Et s’il ne revenait pas ? N’est-ce pas vrai, un jour ou l’autre, de tous les pères ? ».

Oui, Jakuta, un jour ou l’autre, nous finissons toutes avec le sentiment d’avoir été trop tôt abandonnées.

Jakuta, en écrivant sur l’art, en écrivant sur son père, au cours de cette nuit, dans ce lieu où elle remonte le temps, réglera aussi des comptes. Les siens et ceux de son père. Toute cette violence subie sur leur condition d’exilés, leur pauvreté, et sur leur façon d’être au monde, rattrapés par des rêves d’une existence qui n’était pas la leur.

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Jakuta Alikavazovic

La douleur des origines

Jakuta écrit sur le statut des immigrés, la douleur des origines, la difficulté de l’intégration, la honte qu’on ne s’explique pas mais qui nous rattrape, la barrière de la langue. Elle écrit comme ont écrit tant d’autres, comme Lilia Hassaine dans « Soleil amer« , comme Nicolas Mathieu dans « Leurs enfants après eux« , chacun(e) avec leurs mots, leur vécu, leur histoire, leurs émotions, ou parfois juste leur intuition et leur sensibilité.

Elle termine la nuit et le livre dans un secret. Avec qui le partage-t-elle ? Les statues de marbre ? Le prête-nom ? Son père ? Le partage-t-elle seulement avec quelqu’un, puisqu’elle a décidé de ne pas le partager avec nous ?


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