Dans cette œuvre mémorielle, Leïla Sebbar mêle le parcours de son père à l’histoire de l’Algérie coloniale. Un récit puissant, où l’intime rencontre le politique.
Par : Jean-Pierre Castellani
Née à Aflou, en Algérie en 1941 d’un père algérien et d’une mère française ; Leïla Sebbar a passé une partie de son enfance dans le village de Hennaya près de Tlemcen. Elle y fait toute sa scolarité ; a vécu le début de la guerre d’Algérie et arrive en France en 1961, pour y poursuivre ses études ; après une hypokhâgne au lycée Bugeaud à Alger. Elle ne retournera qu’épisodiquement en Algérie pour présenter certains de ses livres.
Depuis son premier récit On tue les petites filles (1978), Leïla Sebbar n’a cessé de publier des textes sous forme de romans, de récits ou de nouvelles, à un rythme très régulier dont Je ne parle pas la langue de mon père, en 2003 et toute une série d’ouvrages collectifs qu’elle coordonne inlassablement. Presque tous sont consacrés à cette Algérie qui l’habite depuis toujours. Où elle « revient » sans cesse non dans le souci nostalgique d’un paradis perdu ; mais avec la volonté tenace de restituer la mémoire de ce pays à travers ses habitants ; qu’ils soient algériens ou pieds-noirs. Elle se sent au centre de deux pays, de deux cultures, de deux histoires : Elle dit :
« je suis une croisée qui cherche une filiation et qui écrit dans une lignée toujours la même, reliée à l’histoire, à la mémoire, à l’identité, à la tradition et à la transmission » (Lettres parisiennes)
Géographie intime et familiale
En sont la preuve tous ces livres collectifs, des autobiographies qui explorent l’enfance, une histoire coloniale ou post-coloniale. Elle demande leur témoignage aux uns et aux autres dans un grand souci de reconstitution d’une mémoire intime et collective : Mes Algéries en France (2004), Journal de mes Algérie en France (2005) Zizou l’Algérien (2005), Les femmes au bain (2006), L’arabe comme un champ secret (2007), Voyage en Algérie autour de ma chambre, Mon cher fils, La jeune fille au balcon (1996), Isabelle l’Algérien (2005), Le ravin de la femme sauvage (2007). Ce que confirme un récit plus personnel : Aflou Djebel amour (2010) consacré à son lieu de naissance en Algérie.
Ce nouveau livre, Lettre à mon père (bleu-autour,2021), peut donc être considéré comme l’aboutissement de tout ce cheminement. Un livre somme, un bilan que l’écrivaine tire de cette longue, passionnante et parfois douloureuse expérience. Comme un retour permanent sur cette enfance algérienne. Sur ce qu’elle appelle sa « géographie intime et familiale ». Exilée de sa terre natale, Sebbar s’est toujours vue aussi comme une exilée de la langue de son père ; l’arabe qu’elle ne parle pas mais qui la fascine. « L’arabe comme un chant secret » comme elle le nomme dans un texte publié à la suite de la réédition de Je ne parle pas la langue de mon père, en 2016.
Un dialogue irréalisé
En effet, entre la première édition de Je ne parle pas la langue de mon père, en 2003 et cette Lettre à mon père en 2021, le lien est évident ; malgré les 18 ans qui séparent la publication de ces deux textes. C’est une continuation, un approfondissement, un enrichissement. Texte hybride donc, entre autobiographie et autofiction, correspondance fictive, journal intime, chronique d’une écrivaine. Accompagné et complété par une documentation iconographique abondante. Cartes postales coloniales, photographies familiales, aquarelles inédites constituent un deuxième texte tout aussi significatif.
Le caractère épistolaire donne un ton plus direct, plus affectueux, plus pressant à ce rapport avec ce père bien aimé ; et pourtant mystérieux, dont elle ne parle pas la langue. Un dialogue, qui n’a pas pu se réaliser de leur vivant s’instaure entre eux dans cette fiction, brûlant d’émotion, de tendresse ; dépassant enfin les silences de la vraie vie. Elle reproduit même la version manuscrite du texte qu’elle avait écrit pour le lire ; lors des obsèques de son père à Nice, en mai 1997 et qu’elle n’avait pas lu. Cette Lettre à mon père est donc une façon de rattraper ce vide et de combler cette lacune. Une fiction qui complète la réalité ; lui donnant un pouvoir que la réalité n’a pu exercer.
Elle indique que son livre est le produit d’un « désir, un besoin de comprendre, de dire, d’écrire les blancs du silence à perpétuité, d’imposer des mots à ce mutisme ».
De l’autre côté de la vie
Leïla Sebbar adresse donc, à son père disparu, « cette lettre de l’autre côté de la vie ». Ce père instituteur « républicain musulman laïc » dans l’Algérie coloniale de l’époque, resté en Algérie au moment de l’indépendance, dont il fut un militant actif, avait choisi de s’installer à Nice en 1968. Ce silence du père, mort « en exil » en 1997, en France, sans les rites funéraires musulmans ; et qui répondait toujours évasivement à ses questions sur le passé :
« C’est trop tard, ma fille, c’est trop tard », « Tu dis des bêtises ma fille », « C’est trop compliqué, une autre fois », « Si tu savais ma fille ».
Elle revient, dans cette correspondance qui est souvent un dialogue fictif avec son père, sur la généalogie de sa famille ; dans une suite de « divagations, de dérives. » En effet, on ne trouve pas dans ce texte la volonté chronologique rigoureuse d’une Marguerite Yourcenar, avec son père, dans Archives du Nord (1977), ni la revendication sociale d’une Annie Ernaux dans La place (1983). Mais plutôt l’expression d’un retour chaotique et fervent sur le passé de son père. Et toujours dans un mouvement d’empathie. Elle ne s’intègre pas non plus à la tendance actuelle, pour ne pas dire la mode, du règlement de comptes familial.
Instituteur des Lumières
Les questions qu’elle pose à son père ont pour but de mieux comprendre cet homme ; instituteur des Lumières dont elle découvre le passé avec « la fébrilité de l’archéologue ». Tout en lui racontant sa propre vie, ses enfants, ses livres. Elle essaie ainsi de saisir pourquoi il a quitté l’Algérie indépendante pour s’exiler en France. Elle entre même dans son intimité en lui posant des questions indiscrètes. Par exemple à propos d’une femme qu’il avait aimée, avant de connaître son épouse française. Qui a pris contact avec Sebbar à la fin de sa vie pour lui parler de cet homme qu’elle avait connu.
Par ailleurs, elle découvre la correspondance écrite par son père à son épouse alors qu’il était en prison à Orléansville, pendant la guerre d’Algérie. Son père ne lui avait jamais parlé de cet épisode douloureux qui l’avait marqué à jamais. Elle en conclut dans un regret :
« Nous n’avons pas su comme toi habiter deux langues, deux mondes. Je m’égare encore une fois, je ne voulais pas évoquer ces questions-là. Et voilà. […] J’ai compris, brutalement, que je serai séparée, irrémédiablement séparée, de terre, de langue, de corps, étrangère pour toujours » et elle fait dire à son père : « Tu es née dans une autre langue, la langue d’une autre terre, très loin… »
L’Orient avec l’Occident pour l’éternité
C’est pourquoi elle fait inscrire sur la tombe de sa mère, dans un cimetière de Dordogne, cette épitaphe qui résume toute la vie de son père et de sa mère : L’Orient avec l’Occident pour l’éternité, réponse au questionnement qui parcourt tout le livre et une grande partie de son œuvre. En août dernier, Sebbar a reçu l’hommage indiscutable que constitue l’organisation d’un colloque autour de sa production et de sa personne au Centre culturel international de Cerisy, consécration importante pour un écrivain. Intitulé de façon significative : d’une rive l’autre, croiser l’intime et le politique, rejoignant ainsi le titre « d’un lieu l‘autre » de la collection des éditions bleu-autour dans lequel est publié cette Lettre à mon père.
À lire aussi : Le pays des autres de Leïla Slimani
Le confinement de 2020 facilite ce retour au passé de la narratrice et aux livres qu’elle dévorait étudiante, à Aix-en-Provence ou à Paris. En particulier ceux d’Isabelle Eberhardt : cette jeune russe convertie à l’Islam, mariée au spahi Slimane, écrivaine, journaliste, aventurière, reporter de guerre, personnage énigmatique, à l’identité multiple. Et dont le parcours romanesque fascine Sebbar. Elle aime en elle son engagement subversif qui s’achève à 27 ans dans la crue d’un oued. Ce n’est pas un hasard si elle publie, en même temps que cette Lettre à son père, un autre texte intitulé Leïla Sebbar & Isabelle EBERHARDT (bleu-autour, 2021) série de nouvelles consacrées à cette femme qui est, pour elle, un modèle d’émancipation féminine. Leïla Sebbar
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