« Les raisons qui poussent à écrire sont multiples, et les plus importantes sont, me semble-t-il, les plus secrètes. Celles-ci peuvent être surtout : mettre quelque chose à l’abri de la mort » (Franz Kafka, p. 329)
Un titre évocateur « Juste une île«
Le titre du récent roman de Dominique Pietri repose sur un transparent jeu de mots, puisque « l’île des Justes » est devenue par inversion Juste une ile… Organisé en trois parties, ce roman raconte la découverte, par la narratrice, d’une histoire judéo-corse bien particulière, liée aux confidences d’une vieille dame, Tildette, qui, par des relais et des biais complexes mais savoureux, va entrer en communication avec cette libraire néophyte afin qu’elle transmette à son tour le curieux récit qui lui est confié.
D. Pietri, JUSTE UNE ILE (Éditions Scudo, 2024, 330 pages, 20 euros)
Rebondir
Précédée d’un énigmatique prologue, la première partie peut sembler déroutante : intitulée « Personne n’est à l’abri », elle ne paraît pourtant en rien concerner le coeur de cible promis par la petite étoile de David posée sur le « i » de « île » (sur la couverture). Il s’agit en effet de l’éviction brutale et hyper réaliste d’une cadre supérieure, Léa, confrontée à l’absurdité kafkaïenne des logiques entrepreneuriales. Jusqu’à la page 95, on assiste à l’effondrement puis à la renaissance de cette malheureuse working girl corse, accompagnée dans sa suicidaire dépression par Léo, son meilleur ami gay – dans la grande tradition romanesque contemporaine.
Une librairie à Ajaccio
Au moment où l’on va se demander ce qu’il en est au juste de ces «Justes» débute la seconde partie. « Il ne s’est rien passé tant qu’on ne l’a pas écrit ». On pourrait presque dire que c’est là que tout commence (après tout de même cent pages)… Le retour à Ajaccio coïncide en effet avec la nouvelle profession, libraire, qui va pour Léa (notre héroïne) occasionner de multiples rencontres, et finalement la mise en contact avec le passé qui vient à elle sous les traits divers de vieux amis porteurs de mémoires (« Nous ne savions pas qu’elle aussi avait été le soutien invisible de son époux, reconnu aujourd’hui comme un très grand Résistant. », p. 241).
Perdus de vue
Ils aimeraient bien retrouver cette famille Benveniste, hébergée et sauvée pendant la guerre et jamais revue depuis. C’est aussi ce que souligne le journaliste Robert Colonna d’Istria dans son article consacré au roman (Settimana, 19 avril 2024) : « Quand après la guerre il faudra retrouver parents et amis juifs, qui avaient traversé ces années sombres dans des conditions autrement pénibles, cet inattendu bonheur insulaire sera parfois lourd à porter. »
Tildette
La figure narrative de « Juste une ile » se transporte alors vers ce qui va occuper la troisième partie, c’est à dire la rencontre avec Tildette, vieille dame juive aujourd’hui pensionnaire d’un Ehpad, et qui se confiera pendant des heures au téléphone, puis face à face, à la libraire devenue mémorialiste, et désormais installée « Au coeur d’une île » : « C’est la mort dans l’âme et la vie dans mon ventre, que nous avons pris le bateau, Maurice et moi, pour retourner en Corse, terre d’asile, terre d’accueil. » (p. 237). Sa sœur, une autre Léa, confirme : « Si nous sommes venus en Corse, c’est grâce à Tildette. Si nous n’avons pas été déportés, c’est aussi uniquement grâce à elle. Elle a su convaincre notre père de l’écouter. » (p. 182) ; au fil des mots, surgit même le beau fantôme d’une héroïne : « Cette absente, envers qui je suis si reconnaissante, s’appelait en fait Vincentella Perini ou, si vous préférez, Danielle Casanova! » (p. 242). Grande et petite histoire s’épousent ici…
L’humanité
Dominique Pietri prend soin d’éclairer et de commenter son propos de multiples citations d’auteurs, parmi lesquels on s’enchantera évidement de retrouver Franz Kafka ! La généreuse conviction de l’auteur transparaît à chaque page, et en ces temps d’antisémitisme renaissant il est bien sûr réconfortant de lire cette ode à la fraternité humaine, de plus confiée à des femmes qui toutes ont été cabossées par la vie, et qui (pour Tildette) savent qu’elles marchent sur leur dernier chemin : « Les étoiles ne brillaient plus dans le ciel. Elles s’affichaient seulement sur nos vêtements dans un jaune parfois délavé. » (p. 220).
Juste une ile ; Inspiré par une histoire vraie
On ne peut que recommander la lecture de cette œuvre rayonnante à toutes celles et ceux dont la mémoire de ces années sombres fléchirait malencontreusement (à bon entendeur, salut), car « « Ce roman est basé sur la véritable histoire de Tildette […] J’ai volontairement invité, dans ce récit, quelques personnages fictifs et modifié certains noms et prénoms de personnes réelles […] ce livre est la trace écrite d’une promesse faite il y a plus de sept ans. » (p. 239).
Une étoile et de la lumière
Il reste à chacun(e) à suivre la voie indiquée par le proverbe corse, Cambia di Celu, cambierai di stella (p. 173), et dont le discret rappel justifie alors pleinement l’étoile de David (magen David) posée sur le « i » initial – étoile dont la lumière nous parvient encore. Juste une île… oui, mais île de cœur, île des Justes.
Isabelle-Rachel CASTA
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