Le professeur Eugène Gherardi nous a transmis le discours de distribution des prix de Fernand Ettori. Le professeur Ettori l’a prononcé au lycée de Bastia, le 19 juillet 1947, devant un ancien élève de ce même lycée, le ministre de l’air, M.Maroselli. Dans ce texte, Fernand Ettori nous entretient du « régionalisme dans l’enseignement des Lettres ». Un texte fondateur.
Monsieur le Ministre, Mesdames, Messieurs, Mes chers amis,
Il fut un temps où un discours de distribution des prix avait quelque chose de solennel. Entouré de toute la pompe universitaire, couronnes de lauriers et dorures sur tranche, brillant de l’éclat multicolore des épitoges, il se haussait tout naturellement au ton épique et entrait de plain-pied dans le monde des Dieux.
Aujourd’hui les événements et les hommes ont changé tout cela. La solennité a baissé d’un degré, l’éloquence a baissé d’un ton. Le discours devient causerie, et la cérémonie réunion. Il ne s’agit plus de bien dire, il faut dire quelque chose.
Le régionaliste est l’homme qui aime sa province et qui la connait, ce qui est plus rare ; c’est l’homme qui sait son histoire, vit ses traditions, suit ses coutumes, parle sa langue
Je m’empresserai d’ailleurs d’ajouter que ce que la cérémonie perd en apparat elle le gagne en importance vraie. Et ce qui le prouve tout particulièrement cette année c’est la présence à la place d’honneur d’un Ministre de la République française qui est aussi un ancien élève de ce lycée. Au moment où l’on s’efforce d’obtenir dans notre établissement la création d’une section aéronavale, dont il est inutile de souligner tout l’intérêt, cette présence est pour nous le signe que le lycée de Bastia peut compter sur des appuis éminents. Il est réconfortant pour l’esprit de songer que cet antique foyer d’humanisme abritera bientôt les plus hardies réalisations de la technique moderne. Les anciens ne sont-ils pas nos maîtres en toute chose, même dans le domaine de l’aviation ? Est-ce ici, en pleine Méditerranée, non loin de la mer Icarienne qu’il est nécessaire de rappeler, après le poète, le rêve du jeune audacieux.
Qui pour aller au ciel eut assez de courage.
Voilà pourquoi, renonçant à l’éloquence, le professeur chargé de ce discours se souvient qu’il est professeur et qu’il parle devant les élèves d’hier et ceux d’aujourd’hui. Il s’agit pour lui de s’élever un instant au-dessus des préoccupations quotidiennes et de procéder en quelque sorte à un examen de conscience ; il s’agit de rassembler les idées fugitives qui naissent au fil d’un texte ou au cours d’une classe, de les méditer, de les approfondir, pour les offrir ensuite à la réflexion du jeune auditoire. L’an dernier on vous a parlé avec compétence et talent de la géographie, de son esprit, de ses méthodes. Je voudrais, cette année, vous entretenir du régionalisme et de son rôle dans l’enseignement des lettres.
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Qu’est-ce que le régionalisme ? Ce n’est ni une science ni une doctrine : c’est une attitude de l’esprit et aussi une attitude du cœur. Elle consiste à comprendre que, comme la grâce harmonieuse d’un bouquet nait de la diversité des fleurs qui le composent, la force du génie français est faite de l’originalité de ses provinces ; et quand on a compris cela, à vouloir sauver cette originalité. Le régionaliste est l’homme qui aime sa province et qui la connait, ce qui est plus rare ; c’est l’homme qui sait son histoire, vit ses traditions, suit ses coutumes, parle sa langue. Le régionaliste est un homme dont les pensées s’envolent, mais dont les deux pieds reposent sur le sol natal, et pour qui culture ne signifie pas déracinement.
Mais, me dira-t-on quel rapport y-a-t-il entre le régionalisme et notre enseignement secondaire ? Ce rapport je l’ai compris un jour que je réfléchissais à certaines critiques dont on veut accabler l’enseignement des lettres à une époque où la critique facile et superficielle tient parfois lieu d’originalité. On lui reproche d’étudier les mots et non les choses ; l’explication d’une ode d’Horace ou d’un chant d’Homère, nous dit-on, donne sur le réel une prise moins solide que les machines du physicien ou le tube à essais du chimiste ; bref, on résume tous ces reproches par l’adjectif, d’ailleurs impropre, d’abstrait, qui dans les polémiques pédagogiques a pris souvent la valeur d’une injure grave.
En admettant que ces reproches soient en partie fondée, n’y-a-t-il pas dans le régionalisme un moyen de les atténuer sensiblement ? C’est donc comme une sorte de remède à certains défauts que j’envisagerai le régionalisme. Rassurez-vous : ne croyez pas que je vais m’engager à mon tour sur la route facile et trop fréquentée des réformes de l’enseignement. Vous ne m’en voudrez pas, je l’espère, si je me contente du mot plus modeste de remède, qui est moins prometteur, mais moins dangereux aussi. Laissons de côté l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, les langues vivantes, pourtant directement intéressées par notre sujet. Bornons-nous à l’enseignement des lettres, et pour échapper au reproche de généralité et d’abstraction que j’évoquais tout à l’heure, demandons-nous comment un professeur de lettres du lycée de Bastia peut tirer parti du régionalisme dans son enseignement.
L’étude du français doit en attendre une aide appréciable, bien qu’entre la Corse et la littérature française les points de contact aient été relativement rares. Il en existe cependant quelques-uns, précieuses rencontres qu’il faut souligner au passage. Songe-t-on à donner au Projet de Constitution corse de J.-J. Rousseau, la place qui lui revient ? L’élève de première, généralement rétif devant la prose compacte du Contrat Social, suivra au contraire avec un intérêt très vif l’effort du théoricien abstrait de la Cité idéale, obligé aux plus curieux reniements, dès qu’il a abandonné le pays des Chimères pour une petite île rocailleuse où vivent des hommes du chair. Le même élève, en étudiant Colomba, se plaira à retrouver, un peu irritante dans sa convention, cette image romantique de la Corse née avec Alexandre Dumas et qui se prolonge en plein naturalisme jusque chez Maupassant. Y-a-t-il moyen plus concret d’étudier les survivances du romantisme au XIXe siècle, plus susceptible aussi de frapper et de retenir l’attention des jeunes esprits ?
Ainsi l’enseignement de la littérature française peut s’appuyer par moments sur des réalités locales. Par moments seulement, il est vrai. Mais il y a un autre domaine où cet appui est de tous les instants, c’est celui des langues anciennes, et particulièrement du latin. Sur cette terre, si profondément latine, sans jamais avoir été beaucoup romaine, il est ici en pays d’élection. Qu’est-ce-que le latin pour l’élève de Paris, de Lille, de Strasbourg, de Rennes ? Véritablement une langue morte, une langue des lycées et des livres, dont on saisit avec beaucoup de peine les timides prolongements dans le français actuel. Pour un élève corse, le latin est, et doit être, une langue vivante, sœur de celle qu’il parle. Tous nos élèves, ou presque, parlent corse, plus ou moins bien, et hélas, plutôt mal que bien. Je dis « Hélas », car c’est une erreur trop répandue de croire que la pratique raisonnée de notre dialecte leur rende plus difficile l’usage correct du français. Les enfants sont aisément bilingues, et ceux qui « déchirent » le français (je traduis littéralement une expression dialectale) sont aussi les mêmes qui « déchirent » le corse. Quoi qu’il en soit cette connaissance, même partielle, doit leur rendre de grands services, si leur attention est attirée sur des parentés évidentes. Ouvrons un dictionnaire latin à la lettre A : nous trouvons au hasard : acetu (N), acu (s), aia, anima, aratu (m), arcu (a), arena, asinu (a), etc…
Est-ce du latin ou du corse ? Les deux à la fois. Quel élève oubliera le nom d’Orcus, Dieu italique des Enfers, lorsqu’on lui aura rappelé l’existence de ces grottes que nos montagnards, appellent case dell’Orcu, maison du Diable, d’un Diable qui n’est pas Satan, et dont le nom oublié surgit d’un passé millénaire bien antérieur au Christianisme ?
Le but de notre enseignement n’est pas uniquement de familiariser les élèves avec des mots, des phrases, une langue, un style, mais aussi avec des hommes qui sont nos lointains ancêtres, avec leur vie matérielle et morale, leurs champs et leurs maisons, leurs usages, leurs croyances.
Bref, sans faire de linguistique comparée, (l’enseignement secondaire a toujours fui les prétentions ambitieuses), il s’agit d’établir des rapprochements simples auxquels les élèves ne songent par eux-mêmes et qui gravent dans leur esprit des mots évocateurs de réalités concrètes.
Mais le latin ce n’est pas seulement une langue, c’est aussi une civilisation, mère de la nôtre. Et l’étude de cette civilisation est au moins aussi importante que celle de la langue elle-même. Le but de notre enseignement n’est pas uniquement de familiariser les élèves avec des mots, des phrases, une langue, un style, mais aussi avec des hommes qui sont nos lointains ancêtres, avec leur vie matérielle et morale, leurs champs et leurs maisons, leurs usages, leurs croyances. Or trop de nos élèves ne gardent de leurs études latines que l’image décolorée d’un monde dont on se demande s’il a existé ailleurs que dans les livres : Rémus et Romulus, Cicéron et Virgile, le Forum, la Curie, les Consuls, des orateurs noblement drapés dans leur toge, cela ne fait pas un peuple, une civilisation. La pédagogie impuissante appelle à son secours gravures et projections : remèdes indispensables mais faibles résultats. L’écolier corse, privilégié sur ce point, a d’autres ressources. Qu’il sorte, qu’il regarde : le monde antique est partout vivant autour de lui. Il vit dans les paysages et dans les hommes ; dans les oliviers argentés troués de lumière sous le soleil de midi et dont le feuillage s’épaissit à l’heure où les ombres descendent des montagnes ; dans le cri rauque des cigales qui berce l’assoupissement des champs de blé, et dans les parfums nocturnes qui montent des vignes en fleurs. Il revit dans le voile de la veuve et dans le chant du berger, dans l’araire virgilienne du laboureur et dans les noms chargés d’hérédité latine.
Au contact de cette nature qui se souvient, les vieux textes reprennent vie et couleur. Dans l’esprit de l’écolier parisien les Bucoliques de Virgile ne sont autre chose qu’une première édition de L’Astrée, avec ses bergers de pastorale et ses moutons enrubannés. Mais pour l’élève de chez nous ces vers sont une réalité vivante : au détour d’un sentier il a rencontré Tityro et Mélibée, recubantes sub tegmine fagi[1], et leurs chants alternés attestent dans la montagne corse la présence de Virgile. C’est qu’en effet la nature méditerranéenne est parfois le meilleur commentaire des poèmes latins qu’elle illumine de sa dure clarté. Et plus d’un érudit s’embarrasse à tel passage des Géorgiques devant lequel n’hésiterait guère un paysan de chez nous.
De même que les choses, les hommes revivent aussi sous nos yeux. N’importe quel manuel d’études latines apprend à l’élève distrait que les Romains marquaient le deuil par le port de la barbe et des cheveux, détail curieux qu’il note au passage pour sa bizarrerie et qu’il se hâte d’ailleurs d’oublier. Au contraire quelles résonances inattendues et profondes éveillent ces quelques mots pour celui qui entend chanter dans sa mémoire les vers d’un de nos plus beaux lamenti :
Non mi vogliu piu fa barba
Ne allisciami capelli.
Dans l’ombre de sa montagne le bandit pleurant son frère mort en attendant de le venger, ressuscite après vingt siècles les vieux rites de la douleur où s’exprimait l’âme romaine. D’autres usages antiques sont encore vivants ici et là. Quelques villages ont conservé les lamentations funèbres, et dans un passé très récent les voceri ont témoigné de la survivance des nénies latines. Dans certains villages, où un même nom est porté par la moitié des habitants, les branches se distinguent entre elles par l’adjonction d’un surnom héréditaire au prénom personnel et au nom de famille.
Nous reconnaissons là, toujours vivant dans la pratique, le système dont usaient les Romains. Et le choix de ce surnom s’inspire d’une verve héritée de la causticité latine qui donne de pittoresques répliques à des sobriquets célèbres dans l’histoire romaine. Partout les usages latins ont laissé des traces profondes. L’archéologie elle-même perd sa froideur de pierre. Sans doute l’élève doit-il connaître Rome et les grands monuments de l’art antique. Mais quand on veut lui montrer ce qu’est un sarcophage romain, il faut préférer Aleria à Pompei. Ici, l’Antiquité offre un visage familier, et ses trésors mal connus, ont une valeur documentaire et même artistique presque égale à celle d’autres villes plus célèbres.
Ce n’est qu’en suivant ces méthodes que notre enseignement pourra rester fidèle à sa double mission : élargir et creuser. Élargir jusqu’à l’universel, creuser jusqu’aux profondeurs de l’histoire et du sol où l’individu prend racine.
Pour faire revivre la civilisation latine sous tous ses aspects, nous n’hésiterons pas à renouveler les textes que nous proposons aux élèves. Sans renoncer naturellement à ces pages immortelles où se peint le génie d’un peuple, il est bon d’enrichir notre collection de quelques textes moins connus, mais suggestifs. Je songe, un exemple entre vingt, à ces épigrammes où Sénèque, en des vers que n’eût pas désavoués l’Hôtel de Rambouillet, dramatise avec beaucoup d’esprit et de mauvaise foi les inévitables incommodités d’un exil en Corse.
Ainsi on peut espérer que ces références permanentes à des réalités locales donneront à l’enseignement des langues anciennes un caractère plus concret et plus efficace : tout en révélant aux élèves une antiquité vivante, elles les aideront à mieux prendre conscience de leurs origines.
Ce n’est qu’en suivant ces méthodes que notre enseignement pourra rester fidèle à sa double mission : élargir et creuser. Élargir jusqu’à l’universel, creuser jusqu’aux profondeurs de l’histoire et du sol où l’individu prend racine. Il est beau d’affirmer l’universalité de la culture et de l’esprit. Mais on ne peut être un citoyen du monde, si l’on n’est pas auparavant un membre conscient de la Cité, plus encore, un homme de sa province, de son village, de sa famille. Le rôle des humanités est d’éveiller en nous l’homme : encore faut-il que cet homme ait un nom et une histoire. Nous demanderons à notre terre de lui donner l’un et de lui garder l’autre. Mes chers amis, vous avez entre les mains cet incomparable instrument de culture que sont les langues anciennes. Loin de vous détacher de vos origines, il doit au contraire vous y retremper, à condition que l’on sache bien s’en servir. L’éducation classique a en effet, comme toute chose, ses usages inutiles et pernicieux. Nous connaissons une forme d’éducation qui glisse sur l’esprit sans le pénétrer, comme la pluie d’orage sur les flancs décharnés de nos montagnes. Nous connaissons aussi, danger contraire, l’éducation qui prend l’âme toute entière et qui l’arrache à son milieu pour de hasardeuses transplantations. Entre ces deux excès il y a place pour un usage judicieux des lettres et du latin en particulier. Plus que toute autre la culture latine est capable de réaliser l’harmonieuse fusion entre les traditions qui ont nourri votre enfance et les grands courants de civilisation française et européenne où l’homme s’épanouit. Le monde moderne, fondé sur la technique et sur le nombre, tend de plus en plus à l’uniformité ; et l’uniformité est inhumaine. Sans illusions et sans crainte, vous devez chercher à rétablir l’équilibre et dans l’originalité de votre race. Et c’est à cette seule condition que vous ne serez pas des déracinés, des êtres sans histoire et sans visage, des individus de « séries ».
Mais il vaut mieux que je m’arrête. Je devine un sourire narquois sur les lèvres de mon jeune auditoire. Nous voici loin, devez-vous penser, de la modestie de l’exorde, des réflexions sur les méthodes et les principes. Votre maitre n’a-t-il pas à son tour maladroitement embouché cette trompette épique qu’il croyait définitivement reléguée au magasin des accessoires usés ?
Eh bien oui ! Vous avez raison. Mais cette inconsciente déviation ne prouverait-elle pas, s’il en était besoin, la force des traditions, mêmes universitaires ? Nul n’échappe à l’étreinte du passé. Au lieu d’en subir passivement la rudesse, travaillons donc à la transformer en une douce accolade. Ce sera, si vous le voulez bien, la morale supplémentaire d’un discours qui prétendait ne pas en donner.
[1] Couchés sous le vaste feuillage de ce hêtre. Virgile, Bucoliques, 1, 1.
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Formidable discours que ce discours de Fernand Ettori ! Et dire que le latin , son enseignement est aujourd’hui quasiment absent des lycées corses ! Quelle trahison !