Philosophe et conquérant, Alexandre le Grand fut l’inventeur d’un monde. C’est dans sa mélancolie, son imagination inspirée, qu’il puisa l’indomptable puissance grâce à laquelle il forgea son empire.
Par : Olivier Battistini
Aristote, dans le fameux Problème XXX pose la question de l’homme de génie :
« Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’État, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques (melagkholikoi), et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire (melainès cholès) est l’origine. » (953 a 10, trad. J. Pigeaud).
Les grandes natures sont en effet, sujettes à la mélancolie.
Parmi elles, Héraclès, Lysandre, ou encore Ajax qui devint absolument fou (ekstatikos), et Bellérophon qui recherchait les lieux secrets :
« Mais quand il fut en proie à la haine de tous les dieux, alors, à travers la plaine Aléienne seul il errait, mangeant son cœur, évitant le pas des humains » (Iliade, VI, 201-2002, trad. J. Pigeaud).
Tout comme Empédocle, Platon et Socrate, mais aussi « beaucoup d’autres illustres », ainsi que « ceux qui se sont consacrés à la poésie ». Chaque être diffère selon le mélange de bile noire. Certains sont en proie à la topeur et à l’hébétude, tandis que d’autres sont menacés de folie (manikoi ou ekstatikoi) et doués par nature. Quelques-uns sont enclins à l’amour, portés aux impulsions et aux désirs, alors que d’autres sont bavards. Beaucoup sont saisis des maladies de la folie – les « égarements mélancoliques » (melagkholikai ektasiès) d’Hippocrate – ou de l’enthousiasme (enthousiastikois).
Pour Aristote, « tous les mélancoliques sont des êtres d’exception, et cela non par maladie, mais par nature » (955 b).
Archélaos de Macédoine, le roi criminel « intelligent et cruel » qui unifia le royaume, organisa l’armée et fit venir les poètes comme Euripide, est d’un tempérament mélancolique.
Alexandre le Grand, par la puissance (dynamis) de la bile noire, est un être à part. Son œil le révèle.
Le triomphe du roi conquérant
Ainsi, dans le tableau de Gustave Moreau, Le Triomphe d’Alexandre le Grand (1875-1890). Gustave Moreau note :
« Le jeune roi conquérant domine tout ce peuple captif, vaincu et rampant, à ses pieds, dompté de crainte et d’admiration. La petite vallée indienne où se dresse le trône immense et superbe contient l’Inde entière, les temples aux faîtes fantastiques, les idoles terribles et les lacs sacrés, les souterrains pleins de mystères et de terreurs, toute cette civilisation inconnue et troublante. Et la Grèce, l’âme de la Grèce rayonnante et superbe triomphe au loin dans ces régions inexplorées du rêve et du mystère ».
Des images qui se reflètent dans l’œil du Macédonien, en quête d’absolu.
Puis le Sarcophage dit de Sidon. Selon Pierre Briant, c’est Abdalonymos qui aurait fait exécuter le « Sarcophage d’Alexandre » par un artiste grec. En outre, il lui aurait demandé de sculpter des scènes de guerre disant la victoire des Macédoniens sur les Perses. Et enfin, des scènes de chasse au cours desquelles Perses et Macédoniens affrontent, ensemble, les fauves.
L’œil d’Alexandre victorieux y est empli de ténèbres…
Par ailleurs, la mosaïque de la Maison du Faune à Pompéi dite de la Bataille d’Issos, autrement dénommée Bataille d’Arbèles, une copie par un artiste grec d’une fresque originale. Peut-être de Philoxénos d’Érétrie qui l’exécuta à la demande de Cassandre. Une œuvre qui selon Pline, « ne le cède à aucune autre peinture ».
L’inventeur du monde
Selon Georges Méautis La Bataille d’Issos est « un des sommets de la pensée humaine », une œuvre qu’un Paolo Uccello n’a pas dépassée. Au centre, au premier plan, un cheval vu de dos – et non de profil – dans un raccourci saisissant. Il rompt la ligne oblique dessinée par Alexandre et Darius en fuite. Bientôt, emporté par la charge d’Alexandre à la tête de l’ilè basilikè, il en révèle la puissance…
Toute la scène semble contenue dans l’œil exagéré. Un œil hypernormal, halluciné et inquiétant qui dévore le visage du Macédonien brûlé par les soleils des steppes. Alexandre contemple, fasciné l’inconnu, les choses derrière les choses, un ailleurs invisible, et s’enivre des espaces à conquérir. L’œil du prince, mélancolique et étrange « l’inquiétante étrangeté » du détail –. Un œil large comme une planète, fixe Darius et plus loin encore…
Alexandre est l’inventeur d’un monde dans le sens où, plus tard, la mélancolie saturnienne sera liée à la création. La mélancolie, chez Alexandre, est imagination inspirée. Pour Aristote, dans le traité De la divination, le mélancolique est celui qui a propension à « suivre son imagination ». Plus tard, Archigène d’Apamée définira la mélancolie comme un « abattement, consécutif à une quelconque imagination ».
Sur le sol, des ombres s’allongent vers la droite. Cette mise en perspective élargit l’espace et suggère le mouvement et l’action, l’idée d’une démesure, d’une « force qui va ». D’un côté, Alexandre et sa cavalerie surgissent depuis la gauche, alors que les phalangites de l’infanterie lourde macédonienne sont à l’arrière-plan, dressant leurs sarisses, et que le Roi, effaré, vaincu, roule vers la droite[1].
Melancholia ou furor
La bile noire, agissant comme le vin en « modeleur de caractère », donne ainsi au mélancolique tous les états de l’ivresse qui exacerbe les passions et permet toutes les audaces et tous les débordements – Cicéron pensera pouvoir remplacer melancholia par furor.
Éphippos d’Olynthe, dont les portraits du roi fortement exagérés sont à la limite du pamphlet, raconte, dans son ouvrage Sur la sépulture d’Alexandre et d’Héphaestion, qu’une réserve sacrée et un silence plein de crainte s’emparent de tous ceux qui approchent Alexandre.
Son tempérament est emporté et sanguinaire. En fait, par son amour du luxe excessif et du vin pur – ce qui est un signe d’hybris –, Alexandre est un mélancolique. Aussi, on songe au Spartiate Cléomène qui apprit des Scythes l’usage de boire du vin pur. Et c’est cela qui provoqua la folie du roi, à ce que pensent les Spartiates (Hérodote, VI, 84)…
Le génie d’Alexandre le Grand, Héraclide par son père, et appartenant à la lignée des Éacides, par sa mère, qui est fille de Néoptolème roi d’Épire, est signe d’une dualité. Véritable harmonie héraclitéenne. Apollon et Dionysos. Pour Plutarque (Sur la fortune d’Alexandre), la personnalité d’Alexandre allie en effet des couples de vertus opposées.
De son père Philippe, le méthodique fondateur d’Empire, le stratège aux décisions fulgurantes ; de son maître Aristote, l’élégant philosophe des catégories, et de sa mère Olympias, la reine aux serpents inquiétants, il reçoit une richesse étrange. Le sens lumineux de l’action et de la guerre, et la volonté de puissance. Ainsi que l’idée de l’infini et de la démesure. De même que la violence et une cruauté raisonnée. La certitude que la force de son Empire est dans son audace et dans sa grandeur d’âme, sa vertu.
Alexandre ombre et lumière
Cette double ascendance influe sur la vie politique et guerrière d’Alexandre. Elle est une clé pour mieux approcher un personnage qui toujours nous échappe. Parce que justement Alexandre est énigmatique, ombre et lumière. Alexandre, dont la nature est excessive et la curiosité, insatiable, ne peut être limité par des bornes étroites.
Par sa philonikia, il est violent et capable de terribles colères, d’actes sauvages et cruels. Comme le désastre infligé aux Thébains, le massacre des mercenaires grecs au service du Roi, qui, après le Granique, sont venus se rendre à Alexandre. Ou encore le meurtre de Cleitos le Noir et la crucifixion du médecin Glaucos, coupable de n’avoir pu sauver Héphaestion. Cherchant une diversion à sa douleur, il part et se met à traquer des hommes comme à la chasse, soumet la tribu des Cosséens et massacre tous ceux capables de combattre : le sacrifice à Héphaestion (Plutarque, Vie d’Alexandre, 72, 3-4).
La victoire une fois acquise, Alexandre, le « philosophe en armes »[2] selon l’expression d’Onésicrite, le « plus grand des philosophes », philosophôtatos (Sur la fortune d’Alexandre, I, 5), la dépasse comme semble le suggérer un fragment de Clitarque : « Toute audace outrepasse aussi les limites du pouvoir » (Stobée, Florilèges, IV, 12, 13).
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Le prince macédonien oscille entre arétè et pothos. Entre vaillance ou vertu et désir contre des forces invaincues, des peuples innombrables, des fleuves qui n’avaient jamais été franchis. Autant que des rochers hors de la portée des flèches. Par son habileté, son courage, sa force d’âme et sa modération, il a conquis une hégémonie qu’il a payée de tant de sang, blessure après blessure.
L’Hymne à Hermias
À cet égard, Plutarque cite librement l’Iliade :
« Que de nuits sans sommeil / De jours sanglants passés à combattre » (Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre, I, 1).
L’Hymne à Hermias d’Aristote (Aristote, fr. 675 Rose, in Athénée, Deipnosophistes, XV, 696 a – 697 b) que le jeune Alexandre aurait lu, comme le suppose Paul Goukowsky, suggère cette quête de vertu héroïque liée à la notion de mémoire, d’aristeia, de renommée, le kléos, si précieux pour les guerriers de l’Iliade :
« Arétè, objet de bien des peines pour la race mortelle, /proie de la plus belle ambition de la vie, / pour ta beauté qui est tienne, ô vierge, / même mourir serait, en Hellade, enviable destin, / autant que supporter violentes peines incessantes : / si grande est la force que tu jettes en l’esprit, / – impérissable et plus puissante que l’or, / que les parents ou le sommeil suave qui repose les yeux ! / Pour toi le fils aussi de Zeus, / Héraclès, et les enfants de Léda / maintes fatigues endurèrent dans leurs travaux, / à la chasse de ton pouvoir. / Dans le désir de toi, Achille et A- / jax sont allés dans les demeures d’Hadès, /et pour l’amour de ta beauté chérie, l’enfant / d’Atarnée, fut privé de l’éclat du soleil. / Alors, chanté pour ses exploits, / il sera immortel, grandi par la faveur des Muses, / les filles de Mémoire : du Zeus hospi- / talier elles exaltent la sainte- / teté et les honneurs rendus à la ferme amitié. » (La disposition typographique est de Cambell, la traduction d’Yves Battistini).
[1]. Voir O. Battistini et P. Charvet, Alexandre le Grand, Histoire et Dictionnaire, Robert Laffont, « Bouquins », Paris, 2004.
[2]. Voir O. Battistini, Alexandre le Grand, Le Philosophe en armes, Ellipses, « Biographies & mythes historiques », 2018
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