Jean-Marc Graziani a voulu rendre hommage ici à sa tante, Jacky Micaelli, femme de tête et de coeur, chanteuse qui a interprété avec maestria les plus belles chansons.
Une voix
C’est le plus souvent sur les bancs d’une église qu’on vient à apprendre ou réapprendre son nom. Après que le silence hébété, qui toujours suit sa dernière note, vient à être rompu par les chuchotements de ceux qui immanquablement demandent à leurs voisins: « Qui c’est? »
Il est triste que ce ne soit qu’au hasard de ces instants-là qu’on doive de connaître ou de se rappeler Jacky Micaelli.
J’ai moi-même grandi en oubliant constamment le son de sa voix, étant de ceux qui sans cesse la redécouvrent lors d’un baptême ou d’un enterrement et se demandent comment ils ont pu l’oublier.
Jacky Micaelli et sa ville, Bastia
C’est que, peu à peu, celle-ci a déserté les ondes, que les dates de concerts imperceptiblement se sont espacées, et que parfois, même, on a oublié de l’inviter quand il fut question d’honorer les plus grandes voix de l’île. Comme ce soir-là à Bastia, quand on n’a tout simplement « pas pensé à elle », à elle la Bastiaise, l’enfant de Saint Joseph, et que seul Jean-Paul Poletti s’est offusqué de son absence.
Alors, toujours dans ces moments-là, quand le mystère de sa voix vient figer l’assistance, je me demande comment s’est installée cette presque indifférence.
L’idée de cet article est venue comme cela, sur les bancs de la Cathédrale Sainte Marie, lors des obsèques du très regretté Jean-Claude Cuenca, quand, sans même quitter son siège, affaiblie, un foulard couvrant sa tête, elle a chanté le Miserere, et qu’à l’émotion du moment mille autres se sont ajoutées.
Une femme qui s’impose
C’est en 1986 qu’on a véritablement découvert Jacky Micaelli lors du concours de chant organisé par RCFM au théâtre de la ville. Le vote téléphonique des auditeurs pour seul juge de paix, elle était allée s’asseoir dans les gradins après sa prestation, certaine de ne pouvoir gagner puisque toute sa famille, dans la salle, ne pouvait voter. Et pourtant, elle l’emporta, dévalant les escaliers en courant et sautant de joie sur la scène. Bien avant cela, c’est chez Vincent Orsini, dont le son des veillées avait bercé son adolescence, qu’elle avait fait la connaissance du poète et compositeur Bartolomeu Dolovici. Rencontre déterminante, puisqu’après un passage écourté au conservatoire où personne ne voulut se risquer à apprivoiser sa voix hors-normes, celui-ci l’incite à intégrer la nouvelle école de chant traditionnel fondée par Jean-Paul Poletti. Une vraie révélation. Une frustration aussi, puisqu’à l’époque on se refuse encore à enseigner la polyphonie aux femmes. Et c’est presque sur le tas, en profitant des cours qu’on donne aux autres, aux hommes, en demeurant là de l’ouverture à la fermeture, épiant chaque petit conseil et le reprenant pour elle-même, qu’elle développe ses aptitudes et son goût pour le chant polyphonique.
Après le concours, les choses s’enchainent. Médiatiquement soutenue par des personnalités hors du commun comme Michel Codaccioni, Antoine Maestracci, Jacques Gregori ou encore Daniel Pariggi, elle va rapidement truster les récompenses (Découverte du Printemps de Bourges et Prix des auditeurs de Radio France 1988). Dans le même temps, l’Oratorio de Perti, Gesù al sepolcro, qu’elle chante de 1986 à 1992, l’amène à se produire sur les scènes les plus prestigieuses d’Europe comme la Fenice à Venise ou la Scala de Milan. En 1989, c’est à l’Opera Bastille qu’elle chante avec le groupe Donnisulana, prémices à une tournée internationale qui, en 1992, la conduira des Etats-Unis au Japon. Cette même année, Jacques Higelin l’invite sur la scène du Grand Rex et du Cirque d’Hiver, puis la convie à partager un titre sur son album Aux héros de la voltige (1994). Dans la chanson Adolescent, elle livre une prestation sublime où sa voix figure« l’antidote ». Vocalement, un morceau de bravoure, qu’elle compose en quelques minutes sur une page de cahier et enregistre en une seule prise.(1)
« Quand j’ai baissé les yeux pour voir les techniciens, ils me fixaient sans un mot la bouche grande ouverte tandis que la table d’enregistrement fumait… »
C’est en 2000 qu’elle rejoint Kazumi Watanabé, célèbre guitariste de Jazz, pour une tournée au Japon. Cette année-là encore, elle participe au projet « Corsica » de Jean Paul Poletti et enregistre Les Chants de la liberté avec Antoine Ciosi. Son interprétation de Quellu affissu zifratu, l’Affiche Rouge, chanson de Léo Ferré d’après un poème d’Aragon, adaptée ici par Jacques Fusina, a profondément marqué ceux qui l’ont entendue à l’Opéra Bastille ou à l’Olympia.(2)
Les honneurs de la scène
De grandes scènes, il y en eut bien d’autres, des distinctions aussi: Grand Prix du disque de l’Académie Charles Cros, Choc du Monde de la Musique, Diapason d’Or (deux fois), c’est aussi une des rares personnalités de l’île à avoir intégré le Who’s who. Y pensa-t-elle, une dizaine d’années plus tard, quand il fallut rechanter sur un bout de terrasse, à deux pas des voitures qui passaient sur la route, ou encore se changer dans l’obscurité d’un placard à balais, à côté d’un sac de plâtre éventré, tandis qu’au milieu des ses spectateurs des gens s’affairaient à préparer l’église pour un prochain mariage?
« Avant c’était de la colère, maintenant juste de la tristesse… »
C’est avec ces mots qu’elle répondit à ma dernière question, après que nous eûmes passé deux heures à évoquer sa carrière, les bons comme les mauvais moments. Des confessions qu’elle m’a faites, c’est la seule que je partagerai. Et tant pis si je déçois en brisant le pacte implicite de l’accroche. Comment s’est installée cette presque indifférence? Je n’en sais rien. Bien sûr j’ai mon idée, comme elle a la sienne, une histoire trop commune de confiance déçue, d’orgueils, de portes qui s’ouvrent puis se referment, de mystérieux sésames qu’on se voit refuser sans comprendre pourquoi. La vie…
Cependant ce que je sais, et dont je peux témoigner, c’est que cette voix est unique, qu’elle vous bouleverse, et que quand elle vous surprend sur les bancs d’une église ou sur un strapontin, quelque-chose d’indéfinissable se joue, de l’ordre du viscéral, de l’intime résonance ; que quand sa note décroche dans le vertigineux abîme d’un mélisme hérité de nos plus anciennes traditions (et que beaucoup aujourd’hui négligent), c’est la voix de l’enfant affamé qu’on entend, le berger qui, avec son chien, a perdu son unique compagnon et qui pleure, et tout un territoire, dans l’espace et le temps. Ainsi, au-delà du récit des heures, des péripéties d’une carrière, des vicissitudes d’une personnalité trop entière dans un univers de compromis, ces instants passés avec elle m’ont fait comprendre ce qu’elle fait vraiment quand elle chante: faire vivre une identité (au-delà même des textes), une identité forcement complexe puisque méditerranéenne, et où chaque note, chaque inflexion de voix, est généalogie.
Le goût et le choix de transmettre
Depuis dix ans, d’une manière différente, c’est toujours à cela qu’elle passe le plus clair de son temps: transmettre cette culture du « chant nôtre », cet héritage précieux et fragile qui déjà, dans un passé récent, a failli disparaître, sauvé de justesse par les efforts acharnés de certains (Félix Quilici et ceux du Riacquistu).
Au centre culturel L’Alboru à Bastia, comme au couvent de Corbara, elle a reçu des centaines de stagiaires qui, venus apprendre la polyphonie, sont repartis avec plus que cela: une vision différente du rapport à l’autre (vision dont la polyphonie est le paradigme), une culture de l’ouverture, de la transmission, une éthique de travail aussi, valable pour la vie elle-même, où les comportements valent revendications.
A ma dernière question elle avait répondu:
« Avant c’était de la colère, maintenant juste de la tristesse… »
Puis, après quelques secondes de silence, elle avait ajouté:
« Mais au-moins aujourd’hui, je connais ma voie. »
Jean-Marc Graziani
Notes:
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Lien vers video: passage Jacky Micaelli dans Adolescent, Jacques Higelin. https://youtu.be/yUo_xHA6IAo?t=93
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Lien vers vidéo: Quellu affissu zifratu https://youtu.be/7j_1KdfVKUI
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Merci pour ce bel hommage amplement justifié à la plus belle voix de Corse qui sait comme personne faire passer ses émotions !
L’émotion me submerge à la lecture de ton article , toutes ces années de chants de joie de peine partagées . Moi non plus je ne dévoilerai rien de plus que ce pacte que vous avez passé dans la beauté de tes mots et celle de sa voix autour de vos émotions . Merci . Nadine
Remarquable et si juste, éloignée des faux-semblants, la voix de Jacky est éternelle et ses émotions s’inscrivent dans la chair de l’âme Jacky une grande dame de la VOIX merci à vous pour ce magnifique hommage
Publié en 2008 dans mon recueil de poésie Rives en chamade
Fuir l’immobile
Femme antique
Jackie Micaelli
Rythme les émotions d’aujourd’hui
Les sonorités de ta voix
Piliers d’un Temple où le besoin de Dieu s’absente
Le timbre de ta voix fait vibrer les fibres de la vie
Ta voix fait bouger la peau
Improvisation de l’air
Voyage dans l’espace méditerranéen
Tu rejoins le blues, la sodade
Et chante l’aube recommencée en imprimant ton âme la Corse
Tu chantes dans le secret du granit
Ta voix n’est pas définitive
Tu ouvres le sillon tracé par les vibrations
Où se mêle l’écho des mélopées complices
Tes chants, où soleil et lune pleurent et rient ensemble
Se désaltèrent à la même source
La naissance de la lumière
Publié dans CD A Moresca
Jacky a chanté sous le chêne vert du cimetière de Torraccia pour l’enterrement de mon père le 16 octobre 2001
Soudain la paix
Drapée de mémoire
Tu avances dans la nuit des peines
Tu nous guides par les sentiers souverains
Vers les secrets de l’horizon
Ta voix dénude les âmes inachevées
Apaise le désert de sentiments
Recueillie dans les pierres de chagrin
Tu chantes
Chante
Chante avec la respiration colorée de la foi
Les tonalités savoureuses de paix
Pacera* des Temps modernes
Tes prières donnent de la lumière
A la fumée des ombres qui se disputent l’éternité
Entendre tes notes partagées avec le soleil de tes complices
Dévoile les fards de tous les arrangements
Pour que triomphent les lueurs de vérité
Sous le chêne ensoleillé
Alors que le silence déchire la disparition
Tu clames la poésie absolue de vie
* Pacera, créatrice de paix
Publié dans CD Fiama
Très bel article Jean-Marc. Un hommage sincère et amplement mérité
Jacky, comment oublier ta voix si reconnaissable entre toutes… il ne sera pas possible pour moi d’effacer de ma mémoire ta présence et ton Miserere lors de l’enterrement de papa, c’était très émouvant… je n’oublierai jamais. Ta voix à elle-seule, chaleureuse, enveloppante, aux sonorités des plus colorées, a toujours magnifier la Langue Corse. Quel bel article ! Je pense bien à toi et ma famille se joint à moi. Ta cousine
Émouvant hommage a cette prêtresse de notre terre .Merci.Francesca
Lucrèce Sansonetti Non, non, elle n’est pas oubliée de tous bien souvent, même si on le remarque peu ! Moi je pense à elle régulièrement ainsi qu’à la fantastique chanteuse qu’elle est et sera toujours. Quand avec les épreuves de la vie, on est toujours capable de sortir une telle voix, c’est que l’on est une chanteuse, une vraie et une inégalable ! Pas pour rien qu’on l’appelait il n’y a pas si longtemps encore en Corse, la chanteuse à la voix d’or. Jacky Micaelli chante depuis qu’elle est enfant et toujours avec la même ferveur, le même plaisir, la même solidité au niveau des cordes vocales qui n’ont pas pris une ride. Comme un orfèvre, elle a ciselé sa voix tout au long de sa vie et ne s’est jamais arrêter de parfaire, d’aller à l’encontre d’autre chants, d’autres identités, d’autres voix pour étendre l’horizon, chercher, découvrir et redécouvrir encore et toujours ce qu’il y a de beau à prendre et à partager, ce qu’elle fait le plus souvent aujourd’hui. À savoir, transmettre ce qu’elle sait, un peu de son expérience pour nous amener à aller puiser au fond de nous ce que nous n’avons pas encore découvert. Jacky Micaelli, c’est une femme et une voix authentique, pas un produit commercial qui se vend ou se laisse acheter par n’importe qui ou n’importe quoi ! Elle existe pour ce qu’elle est, chante pour la Corse et pour ceux qui veulent bien s’attarder à l’écouter. Du coup, le temps passant, les médias et certains l’oublient car elle ne fait pas de bruit, ne demande rien et se laisse même oublier, Jacky. Ça n’est pas une femme qui fera l’aumône de sa voix ou de sa personne car elle en connait bien la valeur et sait au fond d’elle que ça ne se monnaye point, un tel don ! Donc, elle est de ces femmes qui se laissent prendre ou oublier, selon, car elle ne fait pas de bruit Jacky, juste elle constate, elle pense, elle encaisse, elle réfléchit et elle avance. Mais lorsqu’elle chante, sa voix puissante vous envahit, ses vibrations vous habitent, vous parcourant de frissons et vous faisant oublier tout le reste sauf elle car, une fois qu’on a su entendre qui elle est, entendre cette voix incroyable capable de sortir d’un petit corps même fragilisé, alors, à vie, on ne peut oublier ce timbre, cette puissance. Je l’ai entendue et vue à l’enterrement de son papa, debout et malgré le chagrin et l’émotion, être capable de chanter pour lui avec autant de clarté et de puissance qu’en temps normal. Je n’en n’aurais pas été capable et tout ceux qui sont chanteurs savent combien c’est une prouesse étonnante, l’émotion ou une simple fatigue nouant déjà les cordes vocales. À ma connaissance, elle seule en fut capable ! Je suis restée médusée lorsque sa voix, sans micro, intacte a traversé l’église de toutes parts. C’est une chanteuse et une femme hors du commun, avec une force extraordinaire !
Il parait inconcevable que dans certaines manifestations concernant la Corse, et comme vous venez de le souligner Jean-Marc Graziani, on oublie de l’inviter, car si quelqu’un y a sa juste place, c’est bien elle, elle qui a toujours défendu et partagé l’esprit de la Corse et son patrimoine.
Pour cette raison, je vous remercie particulièrement pour cet article en hommage et si bien écrit Mr Jean-Marc Graziani, pour ce rappel des choses, histoire d’en remettre quelques unes à leur juste place. Jean-Paul Poletti a bien fait de se fâcher et de s’étonner de l’absence de Jacky.
On peut apprécier de nouveaux chanteurs et chanteuses, ce qui est mon cas, sans pour autant en oublier les anciens et exceptionnels qui le resteront de toutes façons à jamais, du moins pour ceux qui ont les oreilles et l’âme pour percevoir, entendre et écouter la beauté de l’île dont elle fait pleinement partie à jamais ! En tous cas, c’est mon ressenti vis a vis d’elle et je resterai éternellement admirative et avec le même plaisir à l’entendre ou à travailler avec à de nouveaux stages de polyphonie, qui même lointains, ont transformé mon univers musical et ma voix !
Merci à Jacky d’être ce qu’elle est, avant tout fidèle à la Corse et à elle même !
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12 septembre, 01:56 ·
Merci à tous ceux qui, après la lecture de ce billet, directement ou par les réseaux sociaux, se sont manifestés pour dire à cette femme hors du commun ce qu’elle représentait pour eux. Soyez certains que ces marques d’affection ont énormément compté.
OUI une femme hors du commun, entendrons-nous sa voix aujourd’hui ??? Danièle Maoudj
à Jacky Micaelli
Sapera colm’à giuvelli,
Issu core canta quallà ,
Cum’è tanti luminelli,
Ottima voce guiderà,
Per u sempre l’urfanellu
Nantu e cime di u sperà
À l’amica
Un moment inoubliable, la victoire de Jacky au trophée Radio France de la chanson à Périgueux.
Nous avons fait un petit bout de chemin ensemble, avec la complicité du regretté Jacques Pantalacci.
Tristesse.
J’ai fait un bref commentaire, mais n’ai pas dit , que votre article m’a profondément ému,
Merci d’avoir écrit toutes ces choses justes à propos de Jacky.
Merci beaucoup. Les noms des personnes qui l’ont soutenue et que je cite dans l’article sont de sa propre bouche. Elle regrettait simplement que, parmi ceux-là, beaucoup nous ont quittés prématurément. Il manque cependant deux ou trois noms que sa mémoire, défaillante ce jour là, a laissés filer. À ceux-ci, qui se reconnaîtront, merci encore.
Jean Philippe Baldassari
·
J apprends avec un poids qui m est plus que lourd au coeur que la grande voix corse Jacky Micaelli s est éteinte…Elle était ma cousine puisque cousine avec ma mère originaire par les Graziani de Bigorno et sa région…elle m avait avec beaucoup d affection conseillé lorsque j avais sorti l album VIAGHJI en 2002, elle avait partagé la scène du petit journal Montparnasse en 1997 dont j avais assuré sa première partie avec les voix féminines polyphoniques et JE Langiani…Jacques Higelin nous avait rejoints en fin de concert..Nous avions fait aussi ce voyage extraordinaire avec Liz Mac Comb et Sophie Koche en trio de voix exceptionnelles. j avais accompagné au piano notamment Summertime et Jacky avait porté haut dans le firmament de la beauté et de l intime sa version corse du célèbre thème de Porgy and Bess….je me souviens et je pleure avec tous ses amis toute la Corse et toute la famille des voix sacrées..je me souviens que le jour ou on porta mon père en terre elle était là blottie derrière un.pilier de l église de Bastia..son chant pur immatériel s éleva soudain venu des profondeurs de ce lieu saint déchirant nos coeurs et nos mémoires elle ne su jamais à quel point je la portais dans mon Coeur jamais complètement..Dormi in pacè O Jacky in un celu puru pienu d anghjeli i di musica sacra.Requiem in Pace pe l eternu.
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